William Christie, baron du baroque et prince jardinier
Evénement: il va fêter en fanfare ses 80 ans le 19 décembre prochain avec, jusqu’à l’été, toute une extraordinaire série de manifestations musicales autour des Arts florissants, l’ensemble musical qu’il a fondé en 1979. Le plus Français des musiciens américains, le claveciniste et chef d’orchestre William Christie, est une star en son domaine pour reprendre un terme anglo-saxon galvaudé, celui du canal dit «historique», se fixant pour objectif non pas une banale reconstitution, mais la recréation d’une œuvre avec des moyens proches de ceux que le compositeur avait en tête à l’époque de son écriture. Interroger le parcours de ce sémillant octogénaire hyperactif relève du chemin de croix, tant cet homme policé ne peut masquer un certain agacement devant des questions auxquelles il confesse répondre depuis cinquante ans. Mais ce n’est pas faire offense à William Christie de souligner que beaucoup de lecteurs méconnaissent l’homme et son œuvre. Résumons donc une vie de «barocker».
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Il était une fois un petit garçon né à Buffalo, dans l’État de New York, élevé par des parents francophiles amateurs de musique. Leçons de piano et de chant, voyages en Europe, pour former l’enfant à la culture du Vieux Continent. «Le destin mêle les cartes et nous jouons», professait ce bon Schopenhauer. Pour se mêler de jouer de la musique, le destin possède les traits d’une mère et d’une grand-mère, cette dernière ouvrant la porte du baroque français au petit Bill en lui offrant un disque des Leçons de Ténèbres de Couperin. Parti en 1962 étudier l’histoire de l’art à Harvard, William Christie décide ensuite d’aller s’initier au clavecin à Yale, où il est accepté comme élève par le grand claveciniste Ralph Kirkpatrick. «Ce qui m’a attiré dès le départ dans la musique baroque française, ce sont tout simplement les sonorités des instruments, surtout celles du clavecin, je dirais aussi l’allure que possède cette musique. Je pourrais également citer l’harmonie chez Rameau, les formes des grands oratorios, les architectures musicales telles que la tragédie lyrique. Un bonheur sans fin.»
La tragédie de la guerre du Vietnam va jouer un rôle capital dans son atterrissage en France, et partant, dans ce qui s’ensuivra de beaucoup plus heureux. «Résolument antiguerre», William Christie refuse d’aller se battre parce qu’en désaccord avec ce conflit. Cet adepte de la vogue Peace and Love participe alors à nombre de manifestations outre-Atlantique avant de décider de sauter le pas en se réfugiant dans l’Hexagone en 1971. Il y intègre deux ensembles successifs dévolus à la musique baroque avant de créer son propre ensemble, en 1979, qu’il nomme Les Arts florissants en hommage à l’œuvre éponyme de Marc-Antoine Charpentier, de surcroît la première création lyrique de notre Américain à Paris. Explications du maître: «Le répertoire baroque était alors considéré comme totalement désuet et n’était joué que sur des instruments modernes, ce qui en dénaturait l’esprit. Avec Les Arts florissants, j’ai souhaité un retour aux sources en utilisant uniquement des instruments d’époque, tout en exhumant des œuvres enfouies dans la tombe de l’oubli.»
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Bien qu’essentiellement accaparé par les génies du baroque français (citons la célèbre «Bande des quatre»: Charpentier, Couperin, Rameau, Lully), William Christie se penchera au fil du temps et avec la même ferveur sur des monstres sacrés étrangers, tels que Purcell, Haendel, Mozart ou encore Monteverdi. On ne compte plus les productions légendaires de ce musicien d’exception pour lequel la transmission a toujours joué un rôle essentiel. Aux antipodes du chef d’orchestre soucieux de sa petite gloire, William Christie a, dès le départ, joué la carte du partage et de la communauté de talents. Il faut le voir, en concert, non pas diriger à coups de mouvements théâtraux, mais accompagner sans un geste ses solistes qu’il couve du regard…
Naturalisé français, se sent-il désormais autant d’ici que n’importe lequel de nos compatriotes? «Cela dépend des moments, parfois je me lève en me sentant français, parfois la nostalgie du pays natal me reprend.» Ce continuel mouvement de balancier entre les deux cultures fait aussi la richesse de cet homme ayant su capter le meilleur des deux: le génie parfois foutraque à force d’individualisme des Français, le sens du collectif des Américains pour qui le «restons groupés» l’emporte sur le désir de jouer la singularité. Le résultat, à force de patient labeur et d’opiniâtres relectures d’œuvres oubliées, est là, monumental pourrait-on dire: un coffret Intégrale William Christie, soit 61 CD retraçant le parcours de ce baron du baroque, doublé d’une âme de prince jardinier. C’est en effet en Vendée, à Thiré plus exactement, que ce membre de l’Académie des beaux-arts, élevé l’an dernier au rang de grand-croix de l’ordre national du Mérite, a aménagé au fil des ans sa thébaïde studieuse en faisant restaurer patiemment une vieille demeure promise à la démolition. Le joyau, l’écrin des bâtiments où viennent répéter en résidence de jeunes musiciens, est sans conteste le jardin, savante symphonie de plantes, de fleurs et d’arbres, mêlant astucieusement l’ordonnance cartésienne du jardin à la française à l’exubérance d’une composition à l’italienne et à l’excentricité saupoudrée de mystère d’un parc anglais.
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Un cocon idéal pour concevoir des passerelles avec la musique. Chaque année depuis 2012 y est organisé le désormais célèbre Festival Dans les Jardins… Lorsque je demande à cet homme pressé quelle production discographique des Arts florissants il emporterait sur une île déserte, il a cette réponse de Normand: «Je ne sais pas, le choix du disque changerait chaque jour.» Que peut la musique pour nous, pauvres humains, cette musique qui, hypothèse poétique, continuerait d’exister si le monde cessait d’être? «Je ne crois pas que les notes aillent quelque part après que le néant a tout recouvert, mais je suis en revanche certain que la musique est importante dans la vie. Elle ne changera jamais le monde, elle peut cependant le soulager, et c’est déjà beaucoup.»
Je laisse cet ennemi de la retraite, toujours à galoper d’un projet à l’autre, retrouver ses chers livres, l’autre passion de cet autoproclamé «avide lecteur». Sa table de chevet franco-américaine accueille actuellement à la fois un ouvrage sur la chute de la monarchie française, les souvenirs littéraires de Jacques de Lacretelle rassemblés par sa fille, jusqu’à «l’histoire du dernier Indien aux alentours de New York au début du siècle dernier». Son histoire, elle, reste à écrire. Par lui-même ou quelque admirateur érudit. En attendant, que la fête commence!