L'avancée est lente, mais constante. Dans son point quotidien du jeudi 6 novembre, l'Institut américain pour l'étude de la guerre (ISW) rapporte que les troupes russes "augmentent leur présence dans la région de Pokrovsk, probablement pour consolider les gains acquis lors de mission d'infiltrations" dans cette ville de l'est de l'Ukraine. Cela fait plus d'un an et demi que Moscou et Kiev se disputent le contrôle de ce carrefour logistique et ferroviaire, qui abritait près de 60 000 habitants avant la guerre et semble sur le point de tomber aux mains des Russes.
Début novembre, le Kremlin a affirmé que son armée "renforçait l'encerclement" de Pokrovsk, appelant même les troupes adverses à se rendre. Une information démentie mercredi par l'état-major ukrainien, qui y avait déployé ses forces spéciales quelques jours plus tôt. "La défense de l'agglomération Pokrovsk-Myrnograd se poursuit. Il n'y a aucun encerclement de nos unités et de nos divisions", a assuré l'armée sur les réseaux sociaux.
"Ce sont sans doute les dernières semaines"
Un commandant ukrainien, cité jeudi par l'ISW, décrit "des forces russes qui se sont infiltrées presque partout" dans cette localité, au point que "les positions russes et ukrainiennes sont imbriquées d'une maison à une autre". "Environ 300 à 400 Russes sont envoyés chaque jour dans cette zone, par groupes de trois à cinq hommes. Depuis cet été, ils essaient de s'installer dans des bâtiments, de pousser le plus loin possible", détaille Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux et officier de réserve.
"Sur le plan logistique, Pokrovsk est perdue depuis des mois pour les Ukrainiens. Mais elle n'est pas encore gagnée par les Russes."
Stéphane Audrand, consultant en risques internationauxà franceinfo
L'expert évoque également "des bombes planantes russes" et "beaucoup combats impliquant des drones" des deux camps, chacun cherchant à neutraliser les positions adverses. "Les Russes veulent prendre Pokrovsk et y ont déployé leur meilleure unité de dronistes. Ce sont sans doute les dernières semaines [avant la chute] de la ville".
Un gain stratégique pour la Russie
Moscou voit dans la prise de Pokrovsk le moyen d'atteindre deux objectifs. Les forces du Kremlin cherchent en premier lieu à "progresser vers Sloviansk et Kramatorsk, les deux derniers grands centres urbains du Donbass" sous contrôle ukrainien, plus au nord-ouest, analyse Stéphane Audrand. "Ils ne veulent pas s'attaquer à ces villes de front, mais les encercler, en couper les voies d'approvisionnement afin d'user les défenses ukrainiennes pour qu'elles aient du mal à s'y maintenir", poursuit-il.
Pokrosvk s'inscrit aussi dans "l'objectif militaire plus large de la guerre d'attrition menée par la Russie", souligne Stéphane Audrand. Estimant que ses effectifs peuvent subir davantage de morts et de blessures que les troupes ennemies, Moscou cherche depuis deux ans "à détruire l'armée ukrainienne", en lui causant des pertes humaines si conséquentes qu'elle finirait par "s'effondrer", relève le chercheur indépendant.
Du côté ukrainien, la question des effectifs est "brûlante", assure-t-il encore. "De nombreuses unités de l'armée ukrainienne ne se reposent jamais, n'arrivent pas à intégrer de nouvelles recrues", au point de voir leurs capacités "dégradées", note Stéphane Audrand. Le risque de voir de nombreux soldats tués lors de la prise de l'agglomération inquiète donc d'autant plus. "Si l’ordre de retrait de Pokrovsk et de Myrnohrad n’est pas rapidement signé, nous nous retrouverons dans une situation où nous perdrons un grand nombre de parachutistes et de fusiliers marins très motivés", a martelé début novembre l'ancien vice-ministre de la défense Vitali Deïneha, cité par Le Monde.
Perdre la ville compliquerait aussi les opérations ukrainiennes sur le front est. "Pokrovsk est au carrefour à la fois d'axes parallèles à la ligne de front, mais aussi de routes vers l'arrière, en direction de Sloviansk et Kramatorsk", rappelle Stéphane Audrand. Si les forces du Kremlin prenaient la ville, elles priveraient Kiev de cet itinéraire. "Le ravitaillement ukrainien passerait par moins de routes, et serait donc plus facile à surveiller et à bombarder pour les Russes."
Une cible importante sur le plan politique
Pour autant, les analystes militaires s'accordent à dire que la prise de Pokrovsk a peu de chances d'entraîner un bouleversement dans un conflit qui ne cesse de s'enliser. La ville, vidée de ses habitants depuis des mois, "n'est plus qu'un tas de ruines", constate le général Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de Revue Défense nationale, interrogé par La Montagne. Selon lui, les forces de Kiev "auront agi en amont pour que ce hub n'en soit plus un, en détruisant les infrastructures qui subsistaient", afin qu'elles ne soient "pas utilisables".
"Les Ukrainiens savent depuis des mois que la ville tombera un jour ou l'autre. (...) Ils ont forcément prévu de monter une ligne de défense, à l'arrière, capable d'encaisser le choc d'une éventuelle offensive russe en direction de l'ouest", anticipe le général Vincent Desportes, ancien directeur de l'Ecole de guerre, dans les colonnes de La Montagne. "Le front est désormais un vaste damier" où les deux armées "sont imbriquées", empêchant une véritable accélération de l'offensive russe, abonde Stéphane Audrand.
"Il y a 10 à 20 kilomètres de 'kill zone' [zone de destruction] entre les deux camps, où les drones de chaque armée mènent des attaques constantes. On voit mal comment un camp ou l'autre pourrait y concentrer des moyens suffisants pour faire une percée et progresser vite."
Stéphane Audrandà franceinfo
Si Pokrovsk passait sous pavillon russe, cela représenterait néanmoins une victoire symbolique pour le Kremlin, la plus importante depuis la prise d'Avdiikvka en 2024. "L'événement sera évidemment instrumentalisé par Moscou et les réseaux prorusses en Europe", avance Jérome Pellistrandi auprès de La Montagne. En particulier dans la perspective de potentiels pourparlers sur un cessez-le-feu en Ukraine. "Pour l'instant, Vladimir Poutine réussit à marquer des points auprès de Donald Trump sans grand avantage sur le terrain, remarque Stéphane Audrand. Mais si Sloviansk et Kramatorsk se trouvaient à portée de canons, ou si les Russes parvenaient à occuper tout le Donbass, ils pourraient s'en servir dans des négociations."
D'où l'importance pour Kiev de "se battre jusqu'au bout pour chaque territoire", insiste l'expert. "Politiquement, la position de l'Ukraine est de ne rien céder, de faire en sorte que jamais la Russie ne puisse dire qu'elle a pris une ville sans avoir à combattre", explique Stéphane Audrand. Au 31 octobre, l'AFP estimait, à partir de données fournies par l'ISW, que la Russie contrôlait totalement ou partiellement 19,2% du territoire ukrainien, dont 81% de la région de Donetsk et la quasi-totalité de celle voisine de Lougansk.