Présidentielle en Roumanie : "une fragmentation politique" à l’avantage de l’extrême droite
Scrutin après scrutin, l’extrême droite confirme sa progression fulgurante en Roumanie. La Cour constitutionnelle a validé, lundi 2 décembre, les résultats du premier tour de l’élection présidentielle, qui a vu le triomphe inattendu de Calin Georgescu, candidat indépendant populiste et réactionnaire passé jusque-là sous le radar des enquêtes d’opinion.
Une deuxième confirmation de sa montée en puissance s'est manifestée, le 1er décembre, lors des élections législatives, intercalées entre les deux tours de la présidentielle. Si le Parti social-démocrate (PSD) du Premier ministre Marcel Ciolacu est arrivé en tête avec 22,3 % des voix – un score historiquement bas –, il est talonné par l’Alliance pour l'unité des Roumains (AUR), la principale formation d’extrême droite, qui atteint 18,3 %.
Que ce soit au premier tour de la présidentielle ou aux législatives, "les partis traditionnels ont été balayés", constate la chercheuse en politique Sorina Soare, de l’université de Florence, en Italie. "C’est une situation très compliquée et surprenante", abonde Sergiu Miscoiu, professeur de sciences politiques à l’université roumaine de Cluj-Napoca. Il insiste sur la "fragmentation politique inédite et extrême" du futur Parlement roumain, où siègent désormais trois formations d’extrême droite sur les sept que compte l’hémicycle. Avec 32 % des voix, ces partis font pratiquement jeu égal avec l’ancienne majorité composée des sociaux-démocrates et du Parti national roumain (PNL), qui totalisent un peu plus de 36 % des voix.

Le pari risqué du Parti social-démocrate
Pour ajouter à la confusion, rien n’indique qu’une alliance capable de faire barrage à l’extrême droite émergera avant le second tour de la présidentielle, le 8 décembre. Alors que les libéraux du PNL ont immédiatement indiqué qu’ils soutiendraient Elena Lasconi, présidente du parti de centre-droit USR, qui incarne une ligne pro-européenne et atlantiste, le Premier ministre Marcel Ciolacu a préféré botter en touche. Au lendemain des législatives, il refuse d’appeler à voter pour la candidate modérée, déclarant à la télévision roumaine que "les électeurs décideront seuls, le 8 décembre, de ce qui est mieux pour la Roumanie".
"Le Parti social-démocrate a les clés de cette élection", analyse Sergiu Miscoiu. "Mais c’est un parti écartelé entre deux lignes stratégiques. La jeune garde et certains leaders raisonnables se rendent compte que l’avenir du pays est en jeu et que le parti ne survivra pas à une alliance avec une coalition nationaliste, tandis que l’ancienne garde – la génération de Marcel Ciolacu – penche pour une attitude de neutralité, laissant la porte ouverte à une possible coopération avec Calin Georgescu, s’il est élu." Pour Sorina Soare, le PSD "joue avec le feu" en voulant rester à tout prix "au centre du jeu". "Je pense qu’ils finiront par rentrer dans le rang et se rallieront au dernier moment à Elena Lasconi. Mais d’ici-là, il pourrait être trop tard."
Car un ralliement des sociaux-démocrates à l’extrême droite n'est pas inconcevable au vu du paysage politique roumain. "Le PSD n’a pas grand-chose à voir avec la 'gauche' comme on l’entend dans les pays occidentaux, explique Sergiu Miscoiu. C’est le lointain héritier des structures du Parti communiste, l’ancien parti-État. Sa raison d’être est son implantation locale, avec un système de clientélisme en direction des petites communes, des habitants des campagnes, des retraités". La cohérence politique pourrait donc passer au second plan pour les élus du PSD, dont certains s’accommodent même ouvertement des discours de l’extrême droite, qui a fait de la défense des habitants de la Roumanie périphérique et des laissés-pour-compte son cheval de bataille.
Par ailleurs, même si le PSD finissait par apporter son soutien à la candidate progressiste, ses électeurs pourraient ne pas suivre la consigne du parti. "Les analyses politiques de ces dernières années ont montré que l’électorat du PSD – et au-delà, l’électorat roumain en général – est conservateur, attaché aux valeurs traditionnelles", expose Sorina Soare. Dans ces conditions, le fait que l’USR présente une candidate plutôt qu’un candidat "risque d’être une faiblesse pour convaincre l’électorat traditionnaliste, qui considère encore que les femmes doivent occuper des rôles subalternes", conclut la chercheuse.
Une extrême droite roumaine divisée
Le flou persiste également quant à la stratégie adoptée de l’autre côté de l’échiquier politique. Nouvel homme fort de l’extrême droite roumaine, Calin Georgescu s’est présenté à la présidentielle en tant que candidat indépendant, et n’est affilié à aucun des trois partis d’extrême droite que compte désormais l’hémicycle roumain. S'il a fait ses débuts en politique en 2020 aux côtés de l’Alliance pour l'unité des Roumains (AUR), il en est exclu en 2022, après avoir loué publiquement deux figures du fascisme roumain : le dictateur Ion Antonescu, allié du régime nazi, et Corneliu Codreanu, fondateur de la Garde de fer, un mouvement antisémite proto-fasciste.
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Cette posture d’indépendance est de façade, estime Sergiu Miscoiu : "Calin Georgescu 'fait son De Gaulle' en se prétendant au-dessus des partis pour séduire ceux qui considèrent que le système des partis est pourri. Mais cela ne l’a pas empêché d'être soutenu par plusieurs mouvements." Au premier rang de ceux-ci se trouve le Parti des jeunes gens (POT), qui vient d'entrer au Parlement. Selon le politologue, ce parti "très opaque" est directement inféodé à Calin Georgescu. Quant à SOS Roumanie, l’autre parti d’extrême droite entré au Parlement à la faveur des élections législatives, il lui a apporté ses voix quand la candidature de sa dirigeante, l’eurodéputée Diana Sosoaca, a été interdite par le Conseil constitutionnel.
Mais entre l’AUR, qui poursuit une politique de légitimation semblable à la stratégie de "dédiabolisation" du Rassemblement national en France, et SOS Roumanie, "dont la spécialité est la provocation et les scandales", les relations sont difficiles, explique Sergiu Miscoiu. Le chercheur relève que les incompatibilités entre l’AUR de George Simion et SOS Roumanie de Diana Sosoaca pourraient jouer en faveur de George Simion, seul capable de fédérer cette extrême droite divisée en vue d'une éventuelle majorité.
Un désengagement à l'égard de l'UE et de l'Otan ?
Le régime politique roumain étant semi-présidentiel, "Calin Georgescu, s’il est élu sans majorité parlementaire, ne pourra que fixer les grandes lignes de la politique étrangère", pose Sergiu Miscoiu. "Mais le discours du président pourrait entraîner à terme un basculement des institutions roumaines. D’autant que l’un de ses principaux thèmes de campagne était l’adoption d’une posture de neutralité radicale, 'pour protéger les Roumains' des conflits extérieurs comme la guerre en Ukraine."
Une victoire de Calin Georgescu au second tour de l’élection présidentielle représenterait une rupture majeure dans les relations entre la Roumanie et l'Union européenne, ainsi qu'avec l'Otan. "Les partis roumains traditionnels adhèrent depuis 1995 aux valeurs et principes à la base du projet d’intégration européenne et de l’Otan. Ce consensus garantissait à la Roumanie une image d’alliée fidèle dans l'Europe de l'Est. Cette exception roumaine risque de disparaitre", explique Sorina Soare.
Selon elle, si la Roumanie de Calin Georgescu ne devrait pas sortir de ces alliances, elle pourrait rejoindre la "coalition illibérale" composée de la Hongrie de Viktor Orban et la Slovaquie de Robert Fico, qui ne cachent pas leur sympathie pour Vladimir Poutine et leur refus de soutenir l’Ukraine. Cette volte-face d'une Roumanie perçue depuis des décennies comme europhile et atlantiste pourrait provoquer en retour un désengagement de l'Union européenne et de l'Otan.