Drôle d’épilogue pour le favori des prix. Placé sur la liste du Grand prix du Roman de l’Académie française puis retiré au bout d’un tour. En lice pour le Goncourt avec un statut de favori qui se retrouve sans aucune voix dans le vote final. Emmanuel Carrère remporte finalement le prix Médicis. Les jurés du prix n’ont pas raté l’occasion d’inscrire à leur palmarès le < Petit Prince > des lettres, déjà sacré par deux des plus gros prix littéraires, le Femina en 1995 pour La Classe de neige et le Renaudot, en 2011 pour Limonov.
Avec ce prix, c’est une carrière de quatre décennies qui est saluée, soit 17 livres et 21 scénarios pour le cinéma ou le petit écran. Sans oublier le journalisme qui occupe une grande part du temps de Carrère. Il a débuté dans la presse vers la fin des années 80 en couvrant des petits procès en province et n’a plus arrêté. La presse étrangère fait souvent appel à lui et le Guardian, notamment, lui a commandé un reportage sur les traces d’Emmanuel Macron au G7 en juin dernier.
Passer la publicitéCarrère a dit que son envie d’écrire des romans a longtemps été contrariée par un blocage psychologique et parasité par la lecture de géants comme Dostoïevski ou Nabokov. Même si des écrivains de poids comme Michel Déon ont salué ses premiers romans, le déclic n’intervient qu’en 2000, date à laquelle il publie L’Adversaire. L’affaire Romand le fascine et, pour parvenir à écrire sur ce fait divers atroce, le massacre de toute sa famille par un mythomane, il relit De sang-froid de Truman Capote. «Je pense qu’il est impossible d’écrire un livre sur un fait divers sans qu’il soit un peu dans l’ombre de De sang-froid, nous confiait-il récemment. J’ai l’impression que je suis arrivé à m’en défaire ou, disons, à me sortir de là, parce qu’au fond, à un moment, j’ai compris qu’il fallait m’y prendre autrement que Capote. Mais je reste incroyablement impressionné par la force du livre. > Le succès du livre est important, en dehors même des critiques et des ventes, car il marque une date importante pour la littérature française du moment. Carrère est celui qui impose en France ce qu’on appelle la < narrative non-fiction >, école américaine où de grands journalistes utilisent les ressorts de la fiction pour raconter la réalité, qu’elle relève de faits divers ou pas.
Carrère a trouvé sa voie. Il n’en sortira plus. «< Cela pose la question du roman par rapport à la non-fiction. Des romans, j’en ai écrit cinq, et puis je n’en ai plus fait. Ce n’est pas un choix idéologique, du genre, « je trouve que le roman, c’est mort ». Pas du tout. Je suis un lecteur de romans, j’adore ça, mais, au fond, j’ai l’impression, en faisant du journalisme, que j’écris exactement de la même manière. C’est peut-être, aussi, parce que j’ai cette espèce de privilège ou de luxe de pouvoir donner des articles écrits comme des romans.« Après Philip K.Dick, biographie pure, parue en 1993, Carrère portraiture Romand, donc, mais aussi Edouard Limonov et saint Luc.
Fils d’Hélène Carrère d’Encausse, historienne puis académicienne, Emmanuel Carrère ne pouvait pas ne pas enquêter aussi sur ses racines géorgiennes et russes. Il le fera en 2007 dans Un roman russe, dans lequel il révèle le passé sombre de son grand-père maternel durant la guerre, ce qui lui vaudra les foudres de sa mère. Elle l’avait prié, expressément, de ne rien écrire sur cette histoire. Il passera outre en lui répondant : Ce n’est pas seulement ton histoire, c’est la mienne aussi. Tu n’as pas le droit de m’interdire ça.» Cet ouvrage est aussi l’occasion pour l’écrivain de régler quelques comptes avec cette mère admirée mais pas toujours facile. On se souvient notamment de cette tirade musclée : «Tu n’as pas aimé la sorte d’écrivain que je suis devenu, la sorte de livre que j’ai écrit. (...) Je n’ai pas eu le choix, j’ai reçu en héritage l’horreur, la folie, et l’interdiction de les dire...»
La publication en 2023 d’un volume de la collection «Quarto» dirigée par Aude Cirier, contenant ses premiers romans et de nombreux textes journalistiques, a déclenché l’idée de Kolkhoze : «Après le premier Quarto (le deuxième est sorti cet été, NDLR), je pensais écrire un livre assez tourné vers l’extérieur, autour de la guerre en Ukraine, de mon rapport avec la Russie, de l’histoire familiale avec la Russie, d’une espèce de transfert affectif vers la Géorgie. Ceci se faisant au moyen de reportages, utilisés comme une espèce de carburant. Je me disais que ces reportages tendaient à dire quelque chose de plus complexe. Mais je n’avais pas la porte d’entrée. Et la porte d’entrée, ça a été la mort de ma mère.»
Alors Kolkhoze, livre de thérapie familiale ? Carrère réfute le terme même s’il a tenu à faire lire le livre à ses sœurs et à son oncle Nicolas, qu’il adore. Le passé familial, l’histoire des Russes blancs réfugié à Paris, l’ascension d’Hélène Carrère d’Encausse jusqu’au sommet de l’Académie française, la cousine devenue présidente de la Géorgie, mais aussi la vie sentimentale cachée de ses parents : Carrère raconte tout, sans voile. Une forme d’impudeur que certains proches de sa mère lui ont reprochée : «C’était comme ça la vie. À quoi sert de cacher les choses ? Il n’y a pas de crime là-dedans. Il y a quelque chose qui est triste. Indéniablement. Mais, je ne pouvais pas faire l’impasse là-dessus. Si vous voulez, je pense que c’est un livre qui est vraiment assez aimant à l’égard de son personnage principal, ma mère. Ce n’est pas non plus un livre hagiographique. Je n’aurais pas su faire ça.»
Passer la publicitéCarrère excelle dans son rôle de conteur, qu’il a sans doute hérité de sa mère, jouant avec le lecteur, lui assurant une sorte de complicité amicale. Ce qu’il confirme : «Ma forme n’est pas, ou très secondairement, l’essai, le développement des idées, mais l’écrit sous forme de récit. J’aime ça, le récit. J’aime la façon de soutenir, de relancer l’intérêt. J’aime le fait de faire passer beaucoup d’informations. De faire un peu de la pédagogie. Parce que dans des livres comme Limonov ou Le Royaume, il y a une masse d’informations considérables. Et donc, gérer cette information, la digérer, la préparer pour le lecteur, moi, c’est quelque chose qui m’amuse toujours beaucoup.»
Les lecteurs ont aimé ce fort volume mené à bride abattue si l’on en croit la position de numéro 1 des ventes qu’occupe l’auteur depuis des semaines. Le prix Médicis, qui couronne des œuvres parfois difficiles, va pouvoir, avec Kolkhoze, toucher un public beaucoup plus vaste à l’approche des fêtes !