Fins de mois difficiles : et si le salaire était bientôt versé en plusieurs fois ?

« Il y a 4 ans, je me suis retrouvé seul salarié dans mon couple, avec plusieurs enfants à charge. Pour faire face aux frais j’ai dû demander des acomptes  » confie Marc*, la cinquantaine, qui tient à préciser qu’il a toujours été très autonome sur le plan financier. Et il est loin d’être le seul dans ce cas. Afin de soutenir les salariés en difficultés économiques, le député du groupe Ensemble pour la République, Jean Laussucq, s’apprête à déposer au Parlement, d’ici une dizaine de jours, une proposition de loi visant à autoriser plusieurs acomptes sur salaire par mois pour un salarié, au lieu d’un seul acompte mensuel possible aujourd’hui.

L’acompte se distingue de l’avance (qui permet un paiement anticipé sur un travail futur). L’objectif est d’offrir plus de flexibilité au salarié, sans remettre en cause le principe de mensualisation du salaire instauré dans une loi du 19 janvier 1978. L’acompte ne pourra donc pas dépasser plus de 50% du salaire, comme c’est le cas actuellement. Si « le nombre d’occurrences sera fixé après un dialogue avec les partenaires sociaux », précise le député, les refus devront être justifiés. Un décret viendra encadrer les motifs de refus jugés légitimes.

Car la demande de plusieurs paiements séduit de plus en plus. Selon une étude d’Opinion Way pour Stairwage datant d’avril 2025, 63 % des salariés entre 35 et 49 ans et 56% des plus de 50 ans souhaiteraient un déblocage de salaire, plusieurs fois par mois. Une demande encore plus forte chez les moins de 36 ans, qui sont 74% à la souhaiter. « Il y a une nouvelle génération de salariés et d’entrepreneurs habitués à l’instantanéité et la digitalisation », observe Firmin Zocchetto, cofondateur de PayFit, entreprise ayant développé un logiciel de paie et de ressources humaines.

Un droit méconnu et une démarche perçue comme gênante

Aujourd’hui, la loi permet de demander un acompte après le 15 du mois. Mais la pratique semble minoritaire en France, contrairement aux pays anglo-saxons. Seuls 20% des Français y auraient déjà eu recours (OpinionWay pour Rosaly, 2022), souvent des jeunes, des foyers aux revenus modestes et des franciliens. Si un tiers des clients de la plateforme PayFit ont activé cette possibilité, seulement 2,5% des salariés y ayant accès en font la demande chaque mois, preuve que la demande d’acompte reste conjoncturelle, et ne se fait pas régulièrement. Ils sont un peu plus nombreux avant les fêtes de Noël (3%). Quant au montant moyen de l’acompte, il est de 532 euros selon PayFit.

Pourquoi ce droit est-il si peu pratiqué ? D’abord car moins d’un salarié sur deux connaît ses droits en matière d’acompte, selon la proposition de loi. Marc a demandé plusieurs acomptes depuis 3 ans afin de faire face à des dépenses comme des frais médicaux ou d’avocat. « J’ai travaillé en Grande-Bretagne, dès l’entretien d’embauche on m’a informé de la possibilité de demander un acompte. En France, j’ai dû aller voir le DAF pour savoir ce qu’il était possible de faire » confie t-il. Et lorsqu’un salarié ose demander, il éprouve souvent de la gêne, surtout les plus âgés. Si les jeunes nés après 2000 sont 74 % à ne pas en avoir honte, 46 % de plus de 58 ans sont gênés selon Opinion Way pour Rosaly.

« La première fois que j’ai demandé, cela m’a pris plusieurs jours de réflexion. Et quand je suis arrivé devant le directeur financier, j’étais tellement gêné. Chaque demande a été difficile » témoigne Marc, qui gagne moins de 3 000 euros bruts par mois. Les démarches peuvent être lourdes en l’absence d’outil dédié : « C’est compliqué à faire : aller voir l’employeur, envoyer un mail. Ensuite, l’employeur doit prendre acte, faire le virement. C’est un processus long, coûteux et parfois inconfortable », poursuit le cofondateur de Payfit. Et souvent, les salariés n’osent pas par peur de voir leur demande refusée, même si c’est illégal. « Si le droit actuel autorise déjà les acomptes, leur octroi demeure souvent soumis au bon vouloir de l’employeur, sans cadre réglementaire clair », souligne la version de travail de la proposition de loi que Le Figaro a pu consulter.

Répondre à la précarité

Derrière la proposition de loi, un constat : les fins de mois sont de plus en plus difficiles à boucler. Aujourd’hui, selon une étude CSA Research , 20% des français affirment être à découvert tous les mois ou presque. Jean Laussucq explique que « les agios et frais bancaires représentent près de 7 milliards d’euros par an ». Pour lui, cette réforme est une réponse concrète aux tensions budgétaires qui pèsent sur les ménages. « Si le coût est neutre pour les finances publiques, l’impact sur le pouvoir d’achat, notamment des plus modestes, est important. » « Avant, ce type de demande était rarissime », constate Frédérique, chef comptable d’une société de 140 salariés témoigne : « Depuis cinq ou six ans, cela devient récurrent chez certains salariés. Ils doivent faire face à des paiements et sont dans l’impossibilité de payer ». Pour elle, l’explication est claire : « Les salaires ne suivent pas forcément l’inflation. »

Mais cette flexibilité a un coût pour l’entreprise. D’abord car elle doit être en capacité d’avancer les fonds. Ensuite car cela prend du temps aux services RH. Si Frédérique n’a que trois demandes d’acomptes par mois « il faut tout de même suivre le dossier ». « La demande est faite par écrit. Au-delà d’un certain montant, c’est validé par le DG et le DAF. » À une période, elle gérait jusqu’à sept demandes d’acompte en même temps. « Il a fallu que je tienne un tableur Excel », raconte-t-elle. Si le droit à plusieurs acomptes se généralise, « il va falloir être plus vigilant, voire s’outiller ». S’outiller, c’est-à-dire permettre une demande d’acompte en quelques clics. Un coût non négligeable pour certaines entreprises. Si Jean Laussucq en est conscient, il y voit aussi une opportunité : «Cela peut aussi être un marqueur d’attractivité » pour une génération en quête de souplesse et de flexibilité dans le monde du travail.

*Le prénom a été changé