Pêcheurs de coquillages, mini-sous-marins... L’incroyable et meurtrier fiasco d’une opération clandestine américaine des SEALs en Corée du Nord
Le scénario est digne des plus grands films d’espionnage. Ce vendredi, le New York Times révèle dans ses colonnes les détails d’une opération secret-défense ratée menée par les forces spéciales de la marine des États-Unis sur le sol nord-coréen. À l’hiver 2019, explique le quotidien américain, un groupe de Navy Seals a réussi à pénétrer dans les eaux et sur le sol de la dictature communiste. Objectif de la mission : «Implanter un dispositif électronique qui permettrait aux États-Unis d’intercepter les communications du dirigeant reclus de la Corée du Nord, Kim Jong-un, dans le cadre de pourparlers nucléaires de haut niveau avec le président Trump.»
Cette périlleuse opération n’a jamais été publiquement reconnue par les États-Unis ou la Corée du Nord. Le récit du New York Times s’appuie sur les témoignages anonymes de responsables civils, des membres de la première administration du président républicain et des militaires pour certains toujours actifs. «L’administration Trump n’a informé ni avant ni après la mission les principaux membres du Congrès qui supervisent les opérations de renseignement. Cette absence de notification pourrait constituer une violation de la loi», notent les journalistes Dave Philipps et Matthieu Cole.
Passer la publicité«Escalade du conflit»
Inscrite dans un interstice de dialogue entre les deux nations, l’opération jouait ainsi à quitte ou double le futur des négociations entre Washington et Pyongyang. Quelques mois avant, en juin 2018, Donald Trump, qui menaçait jusqu’alors de rayer de la carte la Corée du Nord, rencontrait le dictateur à Singapour. Une rencontre historique dans un contexte de détente entre les deux pays ennemis dont les visées étaient multiples : parvenir à la fois, sur le moyen terme, à la dénucléarisation de la péninsule coréenne, et à un accord de paix entre les deux Corée, toujours techniquement en guerre depuis l’armistice du 27 juillet 1953.
«Cette mission pouvait potentiellement fournir aux États-Unis un flux de renseignements précieux (...) Mais elle impliquait de déployer des commandos américains sur le sol nord-coréen – une manœuvre qui, si elle était détectée, pourrait non seulement faire échouer les négociations, mais aussi conduire à une prise d’otages ou à une escalade du conflit avec un ennemi doté de l’arme nucléaire», écrivent nos confrères.
Opération à l’aveugle
Cette opération à haut risque échoit à la Seal Team Six (ST-6), la même qui a éliminé Oussama Ben Laden en 2011 au Pakistan. Elle s’associe à la Seal Delivery Vehicle Team 1, rompue à l’espionnage sous-marin. «Pendant des années, les agences de renseignement américaines ont constaté qu’il était quasiment impossible de recruter des sources humaines et d’intercepter les communications nord-coréennes, rapporte le New York Times. Comprendre la pensée de Kim Jong-un est devenu une priorité absolue dès l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Le dirigeant nord-coréen semblait de plus en plus imprévisible et dangereux, et sa relation avec Donald Trump oscillait entre lettres d’amitié et menaces publiques de guerre nucléaire.»
À l’issue du sommet de Singapour, les intentions nucléaires nord-coréennes demeurent floues, même si Pyongyang a un temps suspendu ses essais nucléaires et balistiques. «Au milieu de l’incertitude, les agences de renseignement américaines ont révélé à la Maison-Blanche qu’elles avaient une solution au problème du renseignement : un nouvel appareil électronique capable d’intercepter les communications.» Qui de mieux, donc, pour le planter sur le sol paria que la ST-6 ? Dès l’automne 2018, avec la bénédiction de Donald Trump, l’unité d’élite entame ainsi la préparation de la mission.
Cette dernière nécessitait de «survivre des heures dans des eaux glaciales», «se faufiler entre les forces de sécurités terrestres», «réaliser une installation technique et s’échapper», le tout sans être repéré. «Le plan prévoyait que la Marine fasse entrer clandestinement un sous-marin à propulsion nucléaire, long de près de deux terrains de football, dans les eaux au large de la Corée du Nord, puis déploie une petite équipe de Seals dans deux mini-sous-marins, chacun de la taille d’une orque, qui se dirigeraient silencieusement vers le rivage», détaille le New York Times.
Passer la publicitéSeul problème : l’opération doit se faire à l’aveugle. «En général, les forces d’opérations spéciales survolent la zone à l’aide de drones pendant une mission, diffusant des vidéos haute définition de la cible. Les Seal au sol et les hauts responsables des centres de commandement éloignés peuvent ainsi diriger l’attaque en temps réel. Ils peuvent même souvent écouter les communications ennemies.» Mais en Corée du Nord, tout drone aurait été repéré. L’opération doit alors s’appuyer sur des «satellites en orbite et des avions espions à haute altitude dans l’espace aérien international à des kilomètres de distance, qui ne pourraient fournir que des images fixes de relativement faible définition». Mais même ce moyen de communication peut mettre en péril la mission... Décision est prise que tout se passerait dans un contexte de «quasi-panne de communication». Autrement dit : si quelque chose se tramait à terre côté nord-coréen, les Seals ne le sauraient que trop tard.
Pas de quoi refroidir les Seals qui, en 2005 sous George W. Bush, ont «utilisé un mini-sous-marin pour débarquer en Corée du Nord et repartir inaperçus», fait savoir pour la première fois le New York Times.
Une série d’erreurs ?
Jour J. Au milieu de la nuit, dans des eaux claires et profondes, rapporte le New York Times, le sous-marin nucléaire libère deux mini-sous-marins, dans lesquels se trouvent huit Seals, à une centaine de mètres du rivage ennemi. Selon les renseignements collectés en amont, la probabilité que les militaires tombent nez à nez avec qui que ce soit est faible. «La côte semblait déserte», selon le quotidien américain.
Les mini-sous-marins atteignent leur point de stationnement. Une première erreur est commise. L’un se pose sur le fond marin, comme prévu. Le second «dépasse la cible et fait demi-tour». «Le temps étant compté, le groupe a décidé de corriger le problème de stationnement plus tard.» Les Seals, équipés d’armes et de munitions intraçables, nagent sous l’eau en remontant toutefois de temps en temps à la surface pour scruter les environs. C’est là qu’ils repèrent un «petit bateau» flottant dans l’obscurité sur lequel se trouve un «équipage» de Nord-Coréens. Les militaires continuent leur progression vers la rive et retirent leur équipement de plongée à «quelques centaines de mètres» de la cible.
De retour aux mini-sous-marins, les pilotes repositionnent l’appareil qui était mal orienté. Et commettent une nouvelle erreur : en faisant demi-tour, le sillage du moteur «a pu attirer l’attention du bateau nord-coréen». «Et si l’équipage avait entendu un éclaboussement et s’était retourné pour regarder, il aurait pu voir la lumière provenant des cockpits ouverts des sous-marins briller dans l’eau sombre», ont spéculé en «débriefing» de l’opération les Seals impliqués.
Passer la publicitéDes pêcheurs de coquillage abattus
Au même moment, le bateau nord-coréen se dirige vers les deux appareils. Ses membres pointent même leurs lampes torches en leur direction tandis qu’un autre se jette à l’eau. Livrés à eux-mêmes et face au doute, les Seals prennent une décision irrévocable : «Sans un mot, un officier supérieur qui faisait partie de l’équipage a ajusté son fusil et tiré. Les autres firent de même instinctivement.» Il était prévu que l’opération soit abandonnée si les militaires rencontraient quelqu’un lors de leur mission. «Ils n’ont pas eu le temps de poser l’engin» destiné à intercepter les télécommunications de Kim Jong-un.
Les «deux ou trois» Nord-Coréens abattus sont en réalité des pêcheurs de coquillages. «Des responsables proches de la mission ont déclaré que les Seals avaient repêché les corps pour les cacher aux autorités nord-coréennes (...) Les militaires [ont] perforé les poumons avec des couteaux pour s’assurer que leurs corps couleraient», révèle le New York Times. Ce n’est qu’après que les soldats d’élite qui étaient encore à terre ont regagné les mini-sous-marins et qu’ils ont envoyé un message de détresse. «Les croyant en danger imminent de capture, le gros sous-marin nucléaire manœuvra vers les eaux peu profondes près du rivage, prenant un risque important pour les récupérer. Il fila ensuite vers le large.» Tous les militaires s’en sont sortis indemnes. «Immédiatement après, des satellites espions américains ont détecté une recrudescence de l’activité militaire nord-coréenne dans la région, ont indiqué des responsables américains. La Corée du Nord n’a fait aucune déclaration publique au sujet des décès.»
Un nouveau scandale pour Donald Trump ?
En février 2019, le deuxième sommet entre Donald Trump et Kim Jong-un s’est déroulé au Vietnam, sans accoucher toutefois d’un accord. En juin de la même année, le républicain a traversé la frontière de la Corée du Nord aux côtés du dictateur.
Selon les conclusions d’une série d’enquêtes classifiées, la mort des civils nord-coréens est justifiée par les règles d’engagement. La mission, concluent les rapports, a de son côté échoué en raison d’une série d’événements «imprévisibles et inévitables».
Donald Trump pourrait toutefois faire face à un nouveau scandale en ayant violé la loi fédérale. Il n’aurait, selon le New York Times, «jamais informé les dirigeants des commissions clés du Congrès qui supervisent les activités militaires et de renseignement de l’opération ni de ses conclusions». Lorsque le président Joe Biden lui a succédé, son secrétaire à la Défense a ordonné une enquête indépendante. En 2021, l’administration démocrate a informé les principaux membres du Congrès des conclusions de l’enquête. Ces résultats restent classifiés.