Voyage au bout de la nuit, le roman de Céline qui donne du fil à retordre aux cinéastes

Il n’est pas le premier mais espère être le dernier. Joann Sfar a acheté les droits d’adaptation de Voyage au bout de la nuit à la maison d’édition Gallimard et s’attaque à la montagne qu’est le roman de Louis Ferdinand Céline. Un pari sur lequel beaucoup - et non des moindres - se sont cassé les dents jusqu’à aujourd’hui. 

Dès la parution du livre en 1932, Abel Gance tente sa chance. Même s’il a connu dès sa parution chez Denoël un immense succès, le texte n'est pas à l’époque «considéré comme un roman majeur ou révolutionnaire», estime Emile Brami, auteur de Louis-Ferdinand Céline et le cinéma. Mais déjà, les difficultés sont perceptibles. Abel Gance a confié le scénario à un journaliste bordelais, Maurice Norman, qui après de longs mois, va présenter 22 feuillets dialogués au réalisateur sur la seule arrivée de Ferdinand Bardamu à New York. Le réalisateur se montre insatisfait ; cette proposition n’est qu’un simple copié-collé du roman «médiocre», selon Emile Brami. Abel Gance passe déjà à d’autres projets. 

Quelques mois plus tard, Céline, lui-même, tente de vendre son livre aux producteurs américains. Sans résultat. En 1938, Claude Autant Lara s’essaye à son tour mais l’antisémitisme assumé de l’auteur est un obstacle et les financements pour réaliser le film lui sont refusés. 

Après guerre, Michel Audiard tente à son tour une adaptation et multiplie les annonces ou les confidences à la presse. Après Jean Gabin, Jean-Paul Belmondo est pressenti en Barmadu. Emile Brami juge cependant que Michel Audiard «ne s’est jamais vraiment penché» sur le projet. Le seul qui se rapprochera involontairement le plus du roman de 625 pages est Sergio Leone en réalisant son film Il était une fois l’Amérique. Emile Brami rappelle ce que l’écrivain Marc-Edouard Nabe écrit : «Le cinéma de Sergio Leone avait quelque chose en commun avec l’idée que Céline pouvait se faire de l’éventuelle mise en film de son livre : l’économie du verbe. Presque pas de mots et beaucoup de sons.»

Film, film, et puis... série ! 

Tous ces scénaristes ont échoué à cause de l’immensité qu’est Voyage au bout de la nuit. Après de nombreuses lectures et rencontres, on comprend que ce roman inspire un respect pour les scénaristes et une sorte de graal. Céline a créé un univers littéraire à part entière qui «se prête très mal à l’adaptation», appuie le spécialiste. Un récit foisonnant avec ces parties déliées - la guerre, l'Afrique, l'Amérique et la banlieue - , un argot constitué de beaucoup de monologues, très peu de verbes et une esthétique qui comporte beaucoup de sons, peu de dialogues et une vision du monde très singulière. Ces codes céliniens semblent impropres au cinéma. Et l’idée de faire une simple illustration n’aurait «aucun intérêt», mise à part de suivre sur de longues heures Ferdinand Bardamu. Emile Brami explique : «Le langage de Céline a été écrit pour être lu pas pour être entendu. Il faut inventer quelque chose d’artistiquement différent.» Ce à quoi répond David Alliot, auteur de plusieurs livres sur Céline :«Il faut faire du Céline sans Céline.»

En 2017, sans acheter les droits, Canal + laisse entendre une possible adaptation en huit épisodes d’une heure chacun. Joann Sfar était a priori déjà sur le coup. L’auteur de Louis-Ferdinand Céline et le cinéma explique que les liens qui unissent les parties du roman sont «des tours de passe-passe littéraires». Ainsi, elles peuvent être utilisées indépendamment. Pour Emile Brami, le meilleur support serait la série mais la mise en production diffère d’un film.  

Tout est question d’égo

Celui qui réussira à adapter ce roman sur grand écran sera un génie. David Alliot explique pourquoi: «Tous les cinéastes le voient, en haut de la montagne des films à faire un jour, mais tout est question d’égo et de défis. D’être celui qui y arrivera.» L'un des défis d'après lui est de ne pas en faire «un film scolaire». «C'est le passage obligatoire de la vie d'une œuvre littéraire de finir au cinéma mais il ne faudrait pas tomber dans un long-métrage prétexte à l'enseignement pour ne pas lire le livre», analyse-t-il.

Pourtant, on ne peut évidemment pas parler des œuvres de Céline sans aborder l’homme. S’attaquer à son œuvre, c’est prendre le risque d’y être associé. Des questions se posent pour le casting, la production et la distribution. Les deux exégètes de Céline sont unanimes : «Soit le film est un succès fou soit un pur fiasco, un peu comme pour ses œuvres, soit on les aime soit on les déteste.»