"Emilia Pérez" nommé aux César : pourquoi la communauté transgenre juge le film de Jacques Audiard "caricatural"

Une réception enthousiaste, à l'exception de celle des principaux concernés. Déjà primé à Cannes et aux Golden Globes, le film Emilia Pérez de Jacques Audiard a été retenu dans 13 catégories aux Oscars, devenant ainsi le film non anglophone le plus nommé de tous les temps. Une success-story qui se poursuit, mercredi 29 janvier, avec l'annonce de ses douze nominations aux Césars. Déjà primé ou encore en lice pour les récompenses les plus prestigieuses du cinéma, l'œuvre du cinéaste français est pourtant loin de faire l'unanimité. Elle a ainsi été qualifiée "de portrait profondément rétrograde d'une femme trans" par l'association américaine Glaad, qui dénonce les atteintes aux personnes LGBT+ dans les médias.

Une prise de position qui reflète l'avis des différents acteurs associatifs de la communauté transgenre française contactés par franceinfo, pour qui "le cis gaze" – anglicisme signifiant "regard cis", utilisé pour désigner le regard normatif porté par les personnes cisgenres sur les personnes transgenres – est particulièrement présent dans le film de Jacques Audiard.

Morgann Gicquel, présidente de l'association Espace santé trans, considère ainsi que "l'histoire part d'un postulat assez transphobe". Cette comédie musicale raconte la transition de genre d'une baronne de la drogue mexicaine et, par la même occasion, son cheminement vers la repentance. L'écriture de ce scénario pose problème à Morgann Gicquel : "La transition est utilisée comme un ressort narratif pour un changement de personnalité. Or, on ne change pas du tout au tout en transitionnant, on devient davantage soi-même", rappelle à franceinfo celle qui est aussi réalisatrice et productrice.

"Une vision erronée" du parcours des personnes trans

En racontant comment la transition de son personnage lui permet de tourner le dos aux cartels, le film entretient un préjugé qui consiste à dire que les femmes transgenres "souhaitent utiliser leur féminité pour en tirer un avantage", regrette Anaïs Perrin-Prevelle, présidente de l'association OUTrans. "Cela participe à diffuser l'idée de l'existence d'une transidentité utilitaire, soit pour devenir prédateur, soit pour gagner des compétitions sportives, soit, dans le cadre de ce film, pour échapper à la justice", s'inquiète-t-elle auprès de franceinfo.

Le parcours de transition du personnage incarné par Karla Sofia Gascon est réduit à une suite de chirurgies, laissant Emilia Pérez groggy et convalescente, mais enfin "femme". Une représentation qualifiée de "caricaturale" par la présidente de l'association OUTrans. "On imagine ici que la transition ne puisse pas se faire sans opération, ce qui est une vision erronée", poursuit-elle, et qui "ne représente pas la majorité des parcours". L'Agence européenne pour les droits fondamentaux estime ainsi, dans une étude datant de 2018, à seulement 17% le taux de personnes trans ou non-binaires qui ont déjà bénéficié de chirurgies ou de prise d'hormones.

Le destin tragique d'Emilia Pérez dans ce film s'inscrit lui aussi, dans une "représentation caricaturale et biaisée" de la vie des personnes transgenres, regrette auprès de franceinfo l'acteur Jonas Ben Ahmed, également formateur et conférencier sur ces problématiques. "Dans les films, le sort d'un personnage trans, c'est toujours soit la mort, soit un statu quo inconfortable", déplore l'ancien comédien de Plus belle la vie, qui reconnaît les qualités esthétiques du long-métrage multirécompensé. "On dit donc aux personnes qui grandissent avec ces seules représentations que si tu es trans, tu vas être esseulé et que ça se terminera mal pour toi."

"Il faut faire attention, nos vies en dépendent"

Or, ces maladresses ou biais transphobes ont des répercussions très concrètes dans la vie des personnes concernées, souligne l'acteur, pour qui le message sombre du film peut s'avérer dangereux pour une communauté déjà victime de discriminations. Le risque de faire une tentative de suicide est ainsi près de huit fois plus important pour les personnes transgenres que pour le reste de la population, observait une étude danoise publiée en 2023. "Il faut faire attention, nos vies en dépendent", martèle Jonas Ben Ahmed.

S'il salue, comme les autres acteurs associatifs contactés par franceinfo, le choix d'une actrice elle-même transgenre, Karla Sofia Gascon, pour incarner Emilia Pérez, il insiste sur l'importance d'intégrer également des personnes concernées dans les équipes, dès le moment de l'écriture. Un avis que partage Morgann Gicquel :

"C'est un principe fondamental au cinéma : si l'équipe ne connaît rien au sujet, alors forcément le film sera à côté de la plaque."

Morgann Gicquel, réalisatrice, productrice et présidente de l'association Espace santé trans

à franceinfo

Une question également soulevée au Mexique, où se déroule l'intrique d'Emilia Pérez et où le film est la cible de vives critiques, accusé d'une représentation stéréotypée du pays et de la problématique du narcotrafic. De quoi pousser le philosophe et réalisateur Paul B. Preciado à le qualifier de "récit colonial et pathologisant" autour d'un personnage au portrait "chargé de racisme et de transphobie, d'exotisme latinisant et de binarisme mélo", dans une chronique publiée par Libération en octobre.

Un soutien d'Audiard à "tous ceux qui se sentent inquiétés"

De l'avis de tous, le débat autour du film de Jacques Audiard s'inscrit dans un contexte politique beaucoup plus large. Le récent retour au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis et la mise en application prochaine de son programme transphobe pousse ainsi Anaïs Perrin-Prevelle, présidente de l'association OUTrans, à relativiser les critiques émises contre Emilia Pérez. "Dans un contexte de très fort recul des droits des personnes trans dans le monde, nous ne pouvons plus faire dans la finesse. Le combat principal est à présent d'éviter l'invisibilisation, voire le rejet absolu des personnes trans", fait-elle encore valoir.

Dans ses nombreuses interviews, le réalisateur d'Emilia Pérez, Jacques Audiard, n'a pas évoqué les critiques au sujet de son traitement de la transidentité. Mais, dans un climat délétère pour les personnes trans mais aussi les étrangers originaires d'Amérique latine aux Etats-Unis, le cinéaste a dédié ses quatre statuettes reçues lors des Golden Globes, le 5 janvier, "à tous ceux qui se sentent aujourd'hui inquiétés", les exhortant "à garder la tête haute, à continuer de se battre et d'espérer en des jours meilleurs". Quelques jours plus tard, Karla Sofía Gascón, Emilia Pérez à l'écran, déclarait être la cible "d'une haine terrible" en raison de sa transidentité.