Rock en Seine 2025 : rap, rave et révolte, le triptyque explosif de Kneecap débarque à Saint-Cloud malgré la polémique

À Rock en Seine, dimanche 24 août, les basses de Kneecap risquent de résonner plus fort que les polémiques. Depuis plusieurs semaines, le trio nord-irlandais s’est transformé en point de friction entre organisateurs, autorités et associations. Le Crif a exigé leur déprogrammation, accusant les rappeurs de sympathies pro-Hezbollah et d’apologie du terrorisme. De son côté, la ville de Saint-Cloud a retiré sa subvention au festival, une première en vingt ans. La ville de Saint-Cloud a retiré sa subvention au festival, une première en vingt ans. La région Île-de-France a confirmé ce jeudi 21 août qu’elle ne verserait pas non plus de subvention cette année, suscitant des réactions politiques. Selon le groupe La Gauche Communiste, Écologiste et Citoyenne, "540 000 euros" n’ont pas été attribués. En toile de fond, l’un des membres du groupe, Liam Óg Ó hAnnaidh – alias Mo Chara – comparaissait mercredi à Londres pour "infraction terroriste", après avoir brandi en 2024 un drapeau du Hezbollah lors d’un concert.

L’affaire dépasse largement le simple fait divers judiciaire. À chaque apparition, Kneecap transforme la scène en tribune. À Glastonbury, en juin, devant des dizaines de milliers de festivaliers, ils avaient accusé Israël d’être un "État criminel de guerre". À Coachella, quelques mois plus tôt, ils avaient projeté en clôture de concert "Fuck Israel, Free Palestine" sur les écrans géants, après avoir dénoncé une "censure" de leurs messages pro-palestiniens dans la retransmission officielle. Depuis 2020, les rappeurs arborent régulièrement des drapeaux palestiniens sur scène, et ont participé au financement d’une salle de sport dans le camp de réfugiés d’Aida, en Cisjordanie. Pour eux, l’écho est évident : "Nous savons ce que c’est d’être occupés", martèlent-ils. 

La lutte comme ADN

En Irlande, leurs positions pro-palestiniennes trouvent un écho particulier. Elles prolongent une tradition militante déjà ancienne, où la lutte irlandaise se voyait souvent comme miroir de celle des Palestiniens. Sinn Féin, aujourd’hui en pleine ascension électorale, défend des positions similaires. Quand Kneecap s’affichent avec le keffieh, ils ne choquent guère une jeunesse déjà acquise à cette cause. En parallèle, Michelle O’Neill, dirigeante du Sinn Féin et Première ministre d’Irlande du Nord, avait refusé de se rendre à Washington pour les festivités annuelles de la Saint-Patrick, en signe de protestation contre la position du président américain Donald Trump sur Gaza. Ce boycott diplomatique illustre la résonance politique plus large des prises de position de Kneecap. Le groupe s’inscrit ainsi dans une tradition républicaine irlandaise où solidarité avec la Palestine et critique des puissances occidentales se rejoignent. Mais cet ancrage national ne les protège pas des controverses à l’étranger.

La presse britannique a accusé le groupe nord-irlandais Kneecap de franchir la ligne rouge. Le Premier ministre Keir Starmer a jugé "inappropriée" leur présence au festival de Glastonbury, tandis que la BBC a refusé de diffuser leur concert. En Hongrie, les autorités sont allées plus loin encore en interdisant l’entrée du territoire aux membres du groupe, accusés d’antisémitisme avant le festival Sziget. En France, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a pour sa part averti que "tous débordements seraient judiciarisés", rappelant que la liberté d’expression des artistes ne saurait s’exercer en dehors du cadre légal.

Kneecap n’est pas seulement un emblème politique. Originaire de l’ouest de Belfast, quartier ouvrier et républicain où l’identité gaélique se mêle aux cicatrices des "Troubles" [le conflit nord-irlandais], le trio — Mo Chara (Liam Óg Ó hAnnaidh), Móglaí Bap (Naoise Ó Cairealláin) et DJ Próvaí (JJ Ó Dochartaigh) — s’impose sur la scène en 2017 avec C.E.A.R.T.A. ("droits" en gaélique), inspiré d’un épisode où Móglaí Bap, arrêté après un graffiti militant, refuse de parler anglais au poste de police. Banni de la radio nationale irlandaise pour ses jurons et ses références aux drogues, le morceau devient un hymne de ralliement, posant d’emblée le paradoxe qui caractérise le groupe : à la fois politique et festif, manifeste et satire. Leur premier album, 3CAG (2018), poursuit ce mélange explosif d’anglais, de gaélique et d’humour trash, en glissant des clins d’œil à la MDMA et à la culture locale.

Le choix du nom Kneecap reflète cette dualité : ils sont les enfants d’événements qu’ils n’ont pas vécus. Fils du "Bloody Sunday" ou "peace babies", c’est la mémoire traumatique et la lutte pour l’idéal républicain qui irrigue et nourrit leur art. Littéralement, leur nom signifie "rotule ", mais dans le contexte nord-irlandais, il résonne d’une connotation plus brutale : le "kneecapping" désigne une pratique paramilitaire consistant à tirer sur les genoux pour punir ou intimider. À travers cette appellation à la fois choquante et symbolique, le groupe affirme son irrévérence et sa provocation, inscrivant dans son ADN l’histoire, les tensions et l’énergie d’un Belfast où l’identité culturelle se mêle toujours à la mémoire des conflits.

En 2024, ils passent un cap avec Fine Art, un album-concept se déroulant dans un pub fictif de Belfast, salué par la critique et classé n°2 en Irlande. Dans la foulée sort un film éponyme, Kneecap, présenté au Sundance Festival et réalisé par Rich Peppiatt, avec Michael Fassbender dans un second rôle. Le long-métrage, entre fiction et biographie, raconte leur ascension chaotique, de graffeurs anonymes à figures de proue d’un rap identitaire et contestataire. Six nominations aux BAFTA viennent sceller leur passage du ghetto à la pop culture globale.

Sur scène, Kneecap arborent souvent des cagoules – clin d’œil aux paramilitaires de l’IRA – et se présentent comme des "cagoules républicaines". Mais ils jouent aussi de cette image, oscillant entre sérieux et dérision. Pour eux, le républicanisme n’est pas un dogme, mais une matière à détourner, à croiser avec la culture des pubs et des clubs. Le single MAM (2021), dédié à leurs mères et aux questions de santé mentale, a surpris par sa sincérité et sa douceur, preuve que le trio n’est pas enfermé dans la posture provoc.

Leur musique est un mélange explosif. Base trap et grime (mélange de rap, garage et jungle, avec un tempo rapide et des sonorités agressives) héritée de Londres, énergie des raves, samples de folklore irlandais, refrains scandés comme dans un stade : Kneecap ont inventé un son brut, euphorisant et politique. Une collection irrésistible de hip-hop tapageur fusionnant les langues irlandaise et anglaise avec un humour parfois cynique. Leurs textes, mi-manifestes mi-satires, passent sans transition d’un slogan indépendantiste à une référence à l’ecstasy. Dans Better Way to Live, enregistré avec Grian Chatten de Fontaines D.C. (qui seront également présents sur scène dimanche), le désespoir social se fait plus lourd, entre chômage et addictions. Mais dans Get Your Brits Out (littéralement "foutre vos Britanniques dehors"), on retrouve la provocation engagée, scandée comme un hymne de soirée, elle résume parfaitement l'esprit Kneecap.

Sur scène, l’énergie rappelle les Beastie Boys. Pogos, fumigènes, slogans détournés : les concerts de Kneecap tiennent autant du meeting politique que du club sous amphétamines. Dans les festivals, ils polarisent : pour certains, ils incarnent le retour du rap engagé; pour d’autres, ils flirtent dangereusement avec l’apologie de la violence.

À Paris, dimanche, il ne s’agira pas seulement d’un concert. Ce sera un test grandeur nature : celui de savoir si un festival peut accueillir un groupe qui divise, au moment où chaque prise de parole sur le conflit à Gaza déclenche une tempête. Rock en Seine jure avoir eu des garanties : "pas de débordements", promet l’entourage des artistes. Mais pour Kneecap, le débordement est précisément une raison d’être.