Transition énergétique : "Il faut multiplier les partenariats et les investissements en Inde", explique François Gemenne
L’Inde a franchi le seuil symbolique d’un milliard de tonnes de charbon extraites du sous-sol en un an. Ce qui est étonnant, en fait, ce n’est pas tant qu’on ait réussi à extraire autant de charbon en un an – l’Inde rejoint ainsi la Chine, qui avait passé cette barre symbolique il y a quelques années, mais c’est qu’on en soit fiers. L’annonce s’est faite avec tambours et trompettes, et a été saluée par le Premier ministre indien en personne, qui y a vu un moment de fierté pour son pays. Alors que, faut-il encore le rappeler, le charbon est la plus polluante des énergies fossiles, et c’est aussi une catastrophe pour la santé : plusieurs études médicales estiment que la pollution atmosphérique provoquée par le charbon tue environ 100 000 personnes chaque année en Inde.
New Delhi est d’ailleurs la capitale la plus polluée du monde, on a tous en mémoire ces images de villes indiennes complètement engluées dans la pollution atmosphérique. Il y a quelque chose d’assez étonnant, vu d’Europe, à voir l’Inde se vanter ainsi d’être la championne d’une énergie aussi polluante. C’est comme si les géants du BTP français se vantaient d’être les champions de l’amiante… Mais il faut dire que le charbon représente encore 56% du mix énergétique en Inde, et même 75% du mix électrique. Et le reste du mix électrique est essentiellement assuré par des énergies bas-carbone : 20% de renouvelables, et environ 3% de nucléaire.
C’est tout le paradoxe de l’Inde, qui est à la fois leader dans l’énergie solaire et dans le charbon : quasiment 6% de l’électricité en Inde est produite à partir d’énergie solaire, c’est à peu près au même niveau que la Chine. Ca peut sembler paradoxal, mais ça s’explique évidemment par le fait que l’Inde soit le pays le plus peuplé du monde, avec des besoins énergétiques gigantesques et croissants… et possède la 5e plus grosse réserve de charbon au monde.
Peut-on à la fois satisfaire ces besoins et réduire la consommation de charbon ?
C’est toute la difficulté : l’Inde vit très mal le fait d’être stigmatisée pour sa consommation de charbon, et estime qu’il s’agit d’un élément essentiel de son développement. Cela avait d’ailleurs donné lieu à un incident lors de la COP26 de Glasgow en 2021, où l’Inde s’estimait injustement pointée du doigt. Et il est certain que nous, Européens, sommes mal placés pour donner des leçons en la matière : notre développement économique s’est très largement appuyé sur le charbon, et on a encore dû rouvrir quelques centrales à charbon récemment pour éviter une rupture d’approvisionnement énergétique. Nous n’avons évidemment aucune légitimité pour dire à l’Inde, ni d’ailleurs à n’importe quel autre pays, quel devrait être son mix énergétique. Chaque pays a évidemment le droit de disposer de ses ressources naturelles.
L'Inde n’aurait-elle pas, malgré tout, intérêt à réaliser aussi sa transition énergétique ?
Evidemment. Mais encore faut-il financer cette transition. En Inde, en 2024, on a investi 120 milliards de dollars dans les énergies décarbonées. C’est bien, mais cela reste très en-deçà de l’Europe, où a investi trois fois plus, autour de 450 milliards de dollars, alors que le continent est trois fois moins peuplé. Et surtout très en-deçà de la Chine, avec 850 milliards de dollars d’investissements en 2024. Parce qu’il faut bien comprendre que notre futur climatique, il va largement se jouer en Inde. L’Inde va rester le pays le plus peuplé du monde tout au cours du XXIe siècle, et représente actuellement environ 8% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. En 2023, les émissions de l’Inde sont passées devant l’Europe, et elles continuent à augmenter.
Il faut multiplier les partenariats et les investissements en Inde : en 2018, la France a noué avec elle un partenariat pour une alliance solaire internationale, et avant cela, en 2016, l’Union européenne avait lancé un partenariat climat-énergie. Dans le contexte actuel, il est urgent de réactiver ces partenariats, sans quoi l’avenir des pays émergents risque bien d’être un avenir fossile…