Vendanges plus précoces, vins plus alcoolisés, régions et cépages modifiés… Comment le réchauffement climatique secoue le monde viticole
"Vous prendrez bien un verre de rouge du Nord, à 15 degrés d'alcool et récolté en juillet ?" Cette phrase pourrait bientôt ne plus relever de la science-fiction. Avec le réchauffement climatique, le monde du vin est en ébullition. Et pour cause : les raisins sont très sensibles aux hausses des températures et aux sécheresses extrêmes. Or, la crise climatique, causée par l'activité humaine, accentue ces deux phénomènes. De quoi chambouler entièrement cette production millénaire, à commencer par les vendanges. La récolte du crémant a démarré mardi 19 août, où jamais elle n'avait commencé aussi tôt dans l'année, selon l'Association des viticulteurs d'Alsace.
"Le vin tel qu'on le connaît, attaché à un terroir, avec une certaine régularité dans sa typicité et ses rendements, sera menacé dans beaucoup de vignobles après 2050", prévient Jean-Marc Touzard, directeur de recherche dans l'unité innovation de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) et spécialiste du vin. Et ces bouleversements ont déjà commencé.
Des vendanges de plus en plus précoces
A travers les allées des vignes, les coups de sécateurs résonnent désormais dès le mois d'août. Avec le réchauffement climatique, les vendanges de l'Hexagone commencent en moyenne trois semaines plus tôt que dans les années 1980, selon l'Inrae. L'augmentation des températures – qui est l'un des marqueurs les plus emblématiques du changement climatique – accélère en effet le développement de la vigne, avec une avancée de la maturation des raisins.
"Il y a un phénomène d'amplification de l'effet du changement climatique parce que les vendanges se retrouvent en plein cœur de l'été", confirme Jean-Marc Touzard. Une double peine qui fait exploser les températures au moment de la récolte. Et ce n'est pas tout. En réalité, "c'est l'ensemble du cycle de la vigne qui est plus précoce, dès le débourrement [l'éclosion des bourgeons] qui survient de plus en plus tôt au printemps, et la rend donc plus vulnérable aux gelées de la fin de l'hiver", complète Hervé Quénol, géographe et climatologue, directeur de recherche au CNRS.
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Un exemple est particulièrement significatif : les vendanges de Beaunes, en Bourgogne. Ces dernières années, le pinot noir a été ramassé à partir du 6 septembre en moyenne. Or, entre la fin du Moyen Age et 1988, cette récolte ne se déroulait habituellement qu'autour du 27 septembre, selon une étude compilant ces données depuis 1354, citée par Le Monde. Cette base de données très ancienne est même devenue un indicateur historique du changement climatique, cité dans le sixième rapport du Giec.
Le constat est le même dans toutes les régions viticoles françaises. A Saint-Emilion, près de Bordeaux, les vendanges débutent ainsi autour du 15 septembre depuis les années 2010, au lieu du 26 pendant la majorité du XXe siècle, selon le ministère de la Transition écologique. Enfin, en Champagne, les vendanges ont également lieu en moyenne environ deux semaines plus tôt qu'en 2005.
Des rendements en diminution
Que ce soit après une sécheresse intense ou des pluies violentes, le résultat est le même : les raisins sont souvent de moins en moins nombreux et de plus en plus petits dans les vignobles français. Le réchauffement climatique entraîne en effet une hausse des événements climatiques extrêmes, qui peuvent détruire les récoltes et même les parcelles, en raison de l'érosion, notamment, rappelle l'Inrae. Les chutes de production peuvent être drastiques, jusqu'à 50% dans l'Hérault ou le Gard en 2019, par exemple, quand les raisins avaient été brûlés par la canicule.
"Ce qui pose le plus de difficultés, c'est l'instabilité, avec des événements extrêmes qui se traduisent par beaucoup plus de variabilité dans les récoltes et les qualités."
Jean-Marc Touzard, chercheur à l'Inraeà franceinfo
La pression des maladies et des ravageurs peut également devenir plus forte en cas d'année chaude et humide. Ce fut notamment le cas en Gironde en 2020, lorsque le mildiou a attaqué les vignobles du Bordelais, qui avaient été inondés après d'importantes pluies au mois de mai. Enfin, les incendies plus fréquents et plus importants affectent aussi directement les vignes, comme au début du mois d'août, lorsque plusieurs centaines d'hectares ont brûlé dans l'Aude.
La carte des régions viticoles bouleversée
Une ruée vers le nord ! Du Bordelais à l'Alsace, en passant par le Beaujolais et la Bourgogne, la France compte historiquement une quinzaine de grandes régions viticoles, principalement dans le sud et l'est du pays. Elles sont situées dans des territoires où le climat est suffisamment chaud – mais sans excès – pour permettre au raisin de mûrir, et relativement sec, pour limiter le risque de maladies dues notamment à des champignons, explique l'Inrae. Plus de 90% de la production hexagonale est ainsi liée à une appellation géographique. Mais cette cartographie ancestrale commence déjà à changer, avec des vignes plantées en Bretagne et jusque dans le Pas-de-Calais.
"Le mouvement vers le nord commence. Ce ne sont encore que les prémices, mais cela va s'amplifier."
Jean-Marc Touzard, chercheur à l'Inraeà franceinfo
L'autre migration s'oriente vers des zones en altitude, notamment dans les Alpes et les Pyrénées, où il suffit parfois de changer de parcelle pour mieux s'adapter au réchauffement. "Au sein d'une appellation, certains terroirs, qui étaient jusque-là trop exposés au nord ou en altitude, deviennent plus intéressants", explique Jean-Marc Touzard. Le chercheur cite notamment les vins de l'appellation banyuls, dont les vignes sont désormais plantées plus haut, pour gagner en fraîcheur.
Il faut dire que les régions viticoles françaises subissent déjà plus que les autres les effets du réchauffement climatique. Les températures maximales journalières pendant la saison de croissance du raisin y ont augmenté d'environ 3°C depuis 1980, selon une étude de l'Inrae publiée en mai. En Espagne et en Italie, autres grands producteurs de vin, ces augmentations sont d'environ 2°C, et de moins de 1°C aux Etats-Unis, au Japon et en Afrique du Sud.
Et ce n'est que le début, d'après une autre étude publiée en 2024 dans la revue scientifique Nature Reviews Earth and Environment. Si le réchauffement climatique dépasse +2°C par rapport à l'ère pré-industrielle, environ 90% des régions viticoles côtières et de basse altitude du sud de l'Europe et de la Californie risquent de perdre leur aptitude à produire du vin de qualité, à des rendements économiquement soutenables, d'ici la fin du siècle. "En Europe, ce sont les régions méditerranéennes qui vont avoir le plus de difficultés", note Hervé Quénol. En revanche, d'autres régions pourraient ressortir gagnantes avec une amélioration de leur potentiel viticole. C'est le cas "en Suède ou au Danemark, où l'on voit des vignobles se développer", complète le chercheur.
Des cépages modifiés
Plus de mourvèdre et moins de syrah. Le réchauffement climatique recompose également les variétés de raisin qui constituent nos bouteilles de vin. Et ce sont les cépages tardifs qui sortent leurs épingles du jeu, car ils permettent de retarder la date des vendanges, afin que celle-ci puisse être réalisée entre le 10 septembre et le 10 octobre, lorsque les températures sont un peu plus fraîches et la qualité des raisins meilleure.
"L'année 2050, c'est demain. Les vignerons doivent déjà s'adapter avec une évolution de leurs cépages."
Hervé Quénol, géographe et climatologue, directeur de recherche au CNRSà franceinfo
Dans le Bordelais, le cabernet sauvignon, qui compte aujourd'hui pour seulement 23% des raisins destinés au vin rouge, pourrait ainsi augmenter au détriment du merlot, nettement plus précoce, selon une étude française publiée en 2016. En Languedoc, c'est le mourvèdre, un des cépages les plus tardifs de l'espèce vitis vinifera, qui pourrait remplacer des cépages plus précoces, comme la syrah, ou qui ont tendance à produire des raisins très sucrés, comme le grenache. Des cépages expérimentaux – qui n'ont encore que des noms de codes – sont aussi testés dans le Gard. Tandis que d'autres, tombés à l'abandon, reviennent au goût du jour, comme le mornen noir ou le chouchillon. Les viticulteurs lorgnent aussi de l'autre côté des Pyrénées, pour identifier des cépages habitués aux fortes chaleurs et à la sécheresse.
Des vins plus alcoolisés et plus ronds en bouche
Le goût du réchauffement climatique… jusque dans le verre. Avec l'augmentation des températures, les raisins deviennent plus sucrés, et donnent donc des vins plus alcoolisés. En Languedoc par exemple, les vins titrent en moyenne à près de 14°C depuis 2015, contre 11°C dans les années 1980, selon l'Inrae. Les breuvages perdent également en acidité et gagnent en rondeur, avec des goûts plus marqués de fruits cuits pour certains cépages rouges. "Ce sont des vins qui vont perdre de la fraîcheur. Cela pousse certains à vendanger encore plus tôt, en plein cœur de l'été, pour obtenir des grains peu mûrs", explique Jean-Marc Touzard.
Ces évolutions ne sont pas forcément négatives, surtout pour les vignobles plus septentrionaux, mais peuvent créer un décalage avec les cahiers des charges des appellations, ainsi que les attentes du marché. Les vins de Bordeaux, connus pour leurs arômes de fruits frais, comme la fraise ou le cassis, laissent place à des odeurs de fruits confiturés, comme le pruneau, illustre l'œnologue Alexandre Pons. Un enjeu de taille, alors que la consommation de vin continue de baisser, année après année, dans le monde et en France, et que les consommateurs sont plutôt à la recherche de boissons peu ou pas alcoolisées.
Alors, quel goût aura le vin demain ? "Certains réfléchissent à réduire le taux d'alcool de leurs vins [à l'aide de procédés techniques], mais le risque, c'est d'aller trop loin. Si l'on artificialise trop l'œnologie, on coupe le vin de son terroir et on casse son image", prévient Jean-Marc Touzard. Avant de penser tout haut : "Peut-être qu'après 2050, ce sera la seule option."
Depuis le XIXe siècle, la température moyenne de la Terre s'est réchauffée de 1,1°C . Les scientifiques ont établi avec certitude que cette hausse est due aux activités humaines, consommatrices d'énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz). Ce réchauffement, inédit par sa rapidité, menace l'avenir de nos sociétés et la biodiversité. Mais des solutions – énergies renouvelables, sobriété, diminution de la consommation de viande – existent. Découvrez nos réponses à vos questions sur la crise climatique.