« La haine et la peur sont encore là » : trente ans après, les fantômes du génocide de Srebrenica continuent de hanter la Bosnie-Herzégovine

Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), correspondance particulière.

Le temps passe mais les blessures restent parfois longtemps ouvertes. Dzerna, 26 ans, remonte la rue Zmaja od Bosne, autrefois surnommée « Snipper Alley » durant le siège de Sarajevo. Cigarette à la main, elle raconte ne pas avoir vécu la guerre. Ses deux parents sont bosniens et se sont réfugiés en Autriche en 1992.

Pour autant, les traces de la violence et du génocide sont profondément ancrées en elle. Vivre dans l’oubli n’est pas une possibilité. Elle passe chaque été chez sa famille en Bosnie-Herzégovine. « Pendant mon enfance, c’était une sorte de secret, on ne parlait pas de la raison pour laquelle on vivait en Autriche ou pourquoi nos grands-parents étaient si loin. »

« Les gens sont terrifiés à l’idée de nouveaux affrontements »

L’adolescence arrive et les conversations autour du passé finissent par se frayer une place au sein de la famille, originaire de l’enclave bosniaque de Srebrenica, dont de nombreux membres ont été victimes du massacre en juillet 1995. Entre le 11 et le 22 juillet, les forces serbes de Bosnie ont exécuté plus de 8 300 Bosniaques, majoritairement musulmans, alors réfugiés dans la ville déclarée « zone de sécurité » par l’ONU.

Enfouis et éparpillés dans des fosses communes dans tout l’est du pays, des corps continuent d’être découverts. « Ce sont des conversations terrifiantes à avoir. Je comprends que je n’ai plus d’oncle parce qu’il a été assassiné d’une balle dans le dos », explique la jeune femme, qui apprend encore de nouvelles tragédies.

Après le lycée, elle poursuit ses études sur l’Europe du Sud-Est pour connaître et comprendre l’histoire de la région. « La guerre a beau s’être déroulée il y a trente ans, on la ressent toujours aujourd’hui. La haine, la peur sont encore là, notamment à cause de la situation politique actuelle. Les gens sont terrifiés à l’idée de nouveaux affrontements. »

En Bosnie-Herzégovine, chaque communauté reste affectée. Malgré leur désir d’avancer, les nouvelles générations se voient transmettre cette histoire et ces horreurs. « Le traumatisme est subi par l’entièreté de la population bosnienne, explique Ena, 38 ans, psychothérapeute, spécialisée dans le traumatisme. Même ceux qui n’étaient pas ici pendant la guerre y sont liés, par leur famille, leur environnement, leur quotidien. »

Le devoir de mémoire s’est intensifié depuis quelques années. La reconnaissance du génocide de Srebrenica par la Cour internationale de justice en 2007 a marqué une étape cruciale. Dans la capitale, les musées de guerre, la galerie du 11 juillet 1995, inaugurée en 2012, les roses de Sarajevo, ces taches rougeâtres qui marquent les éclats d’obus dans le sol, sont des monuments de mémoire érigés pour ne jamais oublier. « Quand j’étais petite, les roses étaient partout dans la ville. Il était impossible de ne pas voir les traces de la guerre », décrit Ena.

Des récits du génocide divergeant selon les communautés

Trente ans plus tard, les esprits encore tourmentés, ces gestes semblent plus importants que jamais. Pour les jeunes générations, la volonté de se souvenir croise celle de porter un regard vers le futur. Difficile d’avancer au sein d’une société parfois piégée dans l’horreur du passé. « De l’étranger, Sarajevo est vue comme la ville du siège, constamment ramenée à son histoire tragique », constate Dina, 41 ans, qui a vécu le siège.

La nécessité du dialogue subsiste, au sein d’une région complexe où les discours nationalistes règnent. Désormais guide touristique, Dina, originaire de l’est de la Bosnie, raconte : « Pendant les dîners de famille, il nous arrive d’évoquer certains moments de la guerre, qu’ils soient bons ou mauvais. Ce n’est pas vraiment un sujet tabou pour nous. » Cependant, certains parents restent silencieux face à leurs enfants, pour leur permettre de démarrer une nouvelle vie. « C’est un choix qu’il faut respecter. Seulement, cette décision peut aussi laisser la place aux narratifs nationalistes », estime-t-elle.

L’éducation publique et les programmes scolaires au sein de la fédération de Bosnie-Herzégovine et de la Republika Srpska sont différents. Chaque communauté enseigne donc sa « vision » de l’histoire : les Serbes enseignent un conflit patriotique dont ils sortent « héros ». Un narratif dangereux, décalé de la réalité de l’agression dont ont été victimes les populations de Bosnie-Herzégovine. À travers le système scolaire, les divisions sont perpétuées et les jeunes générations endoctrinées.

Pour le nationaliste Milorad Dodik, un simple « crime de guerre grave »

Entre 1992 et 1995, la guerre fait plus de 2 millions de déplacés et les forces de l’armée serbe de Bosnie ont perpétré de nombreux massacres. « Quand on regarde les statistiques, ce sont plus de 100 000 morts en tout, dont au moins 11 000 à Sarajevo. Il n’y a pas eu de réparation, de reconnaissance de l’entièreté des crimes de nettoyage ethnique », déplore Dina.

Encore aujourd’hui, le retour de certaines populations dans leur village natal, notamment dans l’est de la Bosnie, est impossible. « Il n’y a pas de sentiment de justice, seulement de l’insécurité pour ces personnes dont les souvenirs sont encore vivants. »

En 2007, la reconnaissance du génocide de Srebrenica par la communauté internationale vient apporter un peu d’apaisement. Malgré cela, les Serbes continuent d’affirmer une position négationniste. Alors que la Bosnie commémore les victimes, les tensions politiques se poursuivent.

Milorad Dodik, président de la Republika Srpska, affirmait encore il y a quelques jours comprendre « le besoin du peuple musulman bosniaque de commémorer le 11 juillet (1995) », tout en refusant de reconnaître le génocide, qu’il considère comme un simple « crime de guerre grave ». Il a indiqué que les autorités serbes ne participeront pas aux commémorations.

Un futur apaisé est possible

Heureusement, le chemin de la reconstruction n’est pas vain. Djile fait partie des quelques miraculeux rescapés du génocide de Srebrenica. Après dix ans d’exil, il revient s’installer accompagné de sa famille dans l’enclave bosniaque, au sein de la Republika Srpska depuis les accords de paix de Dayton en 1995.

Après des débuts difficiles, il travaille aujourd’hui à la mairie de la ville et se bat pour contribuer au vivre-ensemble entre les communautés. Djile le dit, les crimes ne disparaissent pas mais son parcours prouve qu’un futur plus apaisé reste possible.

En ce jour de commémoration, la population bosnienne poursuit sa guérison. La peur d’un nouveau conflit, ravivée par la guerre en Ukraine et les divisions politiques, est encore présente.

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