Un siècle après sa création, Sancta Susanna secoue toujours le monde de l’opéra

« Couvrez ces Saintes que je ne saurais voir... » C’est un opéra qui sentait le soufre, bien avant que la performeuse Florentina Holzinger n’en propose sa vision, délibérément trash et pervertie. Composé en seulement quelques semaines, au tout début des années 1920 par l’expressionniste allemand Paul Hindemith, Sancta Susanna n’avait pas connu la moindre représentation qu’il était déjà qualifié par certains de ses contemporains d’hérétique. Au point que le chef qui devait présider à sa création à l’Opéra de Stuttgart, en 1921, refusa de le faire. Se contentant de diriger les deux premiers volets de ce qui, avec Sancta Susanna, devait constituer un triptyque d’opéras en un acte. Il faudra attendre 1922 pour que l’ouvrage soit finalement donné dans sa totalité, à Francfort... Avant d’être à nouveau retiré de l’affiche, sous pression de l’Église. L’opéra rejoint quelques années plus tard la liste des compositions interdites par le régime nazi, les œuvres de Paul Hindemith figurant en bonne place dans l’exposition sur la «musique dégénérée» (Entartete Musik) de 1938, au côté des productions de Schönberg, Stravinsky ou Weill.  

Depuis la création de Sancta Susanna, rares sont les reprises de l’ouvrage qui ne s’accompagnent pas d’un parfum de scandale. Comme lors de ses représentations à l’Opéra de Montpellier, dans les années 2000, qui avaient suscité des manifestations de catholiques mécontents. Il faut dire que cette partition d’à peine une demi-heure, d’une redoutable intensité, a de quoi bousculer. Elle raconte les fantasmes sexuels inavouables d’une nonne, qui après avoir surpris à sa plus sainte horreur un couple en pleins ébats dans les jardins du couvent, se sent prise à son tour d’un désir irrépressible pour le Christ en croix de la chapelle, et ira jusqu’à se dévêtir entièrement pour l’enlacer à la fin de l’opéra.

Pompier pyromane

Pour son retour à l’Opéra de Stuttgart, plus d’un siècle après sa tentative avortée de création, l’œuvre vient de nouveau de faire scandale. En cause ? Pas simplement son livret, mais la vision radicale qu’a décidé d’en proposer la chorégraphe et performeuse autrichienne Florentina Holzinger. Connue pour ses spectacles volontiers trash et sanguinolents, où le corps féminin est souvent mis à nu et à rude épreuve, celle qui signait là sa première incursion dans le monde de l’opéra a sans doute poussé le curseur un peu loin.

Comédienne vêtue en Christ, délivrant fessées à des novices à moitié nues. Nonnes dans le plus simple appareil faisant du roller sur un « skate parc » au milieu de la scène. Scènes d’amour lesbien. Mur de corps nus ensanglantés. Sévices BDSM plus que suggérés... La direction de la maison d’opéra, en parfait pompier pyromane, avait bien essayé de prendre les devants. Interdisant l’accès du spectacle (rebaptisé Sancta) aux spectateurs de moins de dix-huit ans. Multipliant les avertissements à l’égard du public ayant réservé leurs places (comme l’avait fait l’Opéra de Paris pour la Salomé de Strauss mise en scène par Lydia Steier il y a deux ans, avec force hémoglobine et violences sexuelles sur scène). Rien n’y fit. Selon la presse allemande, les représentations, en cours depuis le 5 octobre, auraient provoqué au moins dix-huit malaises dans la salle, dont plusieurs auraient, de l’aveu même de l’institution, nécessité l’intervention d’un médecin.

La production, pourtant, n'en est pas à ses tout débuts. Déjà donnée à Vienne, dans la patrie de Holzinger, en juin, elle avait alors suscité une première levée de boucliers d'une partie de l'Église autrichienne. Notamment de la part de l'archevêque de Salzbourg et de l'évêque d'Innsbruck, qui avaient dénoncé publiquement « une parodie irrespectueuse de la Sainte Messe, qui est le cœur de la foi, et pas uniquement au sens catholique. » Il est vrai qu'Holzinger ne se contente pas de projeter ses images provocatrices et radicales sur le seul argument de l'opéra de Hindemith, mais prolonge également l'expérience avec une seconde partie présentée comme une forme de « messe », qu'elle qualifie elle-même d'expérience postmoderne, sur fond d'images tout aussi violentes, et de musiques empruntées aussi bien à Bach ou Rachmaninov, qu'au metal.

Reste que l’Opéra de Stuttgart n’avait sans doute pas anticipé que le spectacle susciterait une telle émotion. Bien au-delà des simples frontières du monde germanique, pourtant familier du « Regie-Theater » et de ses excès. Après avoir fait les gros titres dans plusieurs médias allemands, l’affaire Sancta, « cet opéra qui fait s’évanouir les spectateurs », comme certains ont commencé à le surnommer, défraie désormais les tabloïds anglais, photos à l’appui. Pas sûr qu’Hindemith en sorte grandi. Mais l’Opéra de Stuttgart, lui, a fait le plein.