L’IA, nouveau front de la rivalité mondiale

OpenAI, leader américain du secteur de l’intelligence artificielle, a révélé jeudi qu’un nombre croissant de groupes liés à la Chine détournent ses technologies à des fins malveillantes, illustrant la montée en puissance de l’IA dans les stratégies d’influence et de surveillance internationales. Ces révélations interviennent dans un contexte de rivalité technologique accrue entre Washington et Pékin.

Des outils d’IA détournés à des fins de surveillance

Selon le dernier rapport de sécurité d’OpenAI, plusieurs réseaux, opérant depuis la Chine, ont utilisé ChatGPT (conçu par l’entreprise californienne) pour développer des outils de surveillance et orchestrer des campagnes de désinformation. Parmi les cas documentés, un programme baptisé «Peer review» analysait en temps réel les messages publiés sur les réseaux sociaux occidentaux (Facebook, X, YouTube, Instagram, Telegram) afin de repérer et signaler aux autorités chinoises les appels à manifester ou les soutiens aux droits humains. L’IA américaine a également servi à générer des argumentaires commerciaux, à rédiger du code pour ces outils de surveillance, et à traduire ou amplifier des articles de propagande anti-occidentale. OpenAI a par ailleurs identifié l’utilisation de ses modèles pour générer de faux contenus polarisants, critiquer des dissidents chinois, ou encore soutenir la campagne de désinformation «Spamouflage», favorable au Parti communiste chinois.

L’IA, nouveau levier de soft power

Ces détournements révèlent un enjeu géopolitique plus large : l’intelligence artificielle devient un instrument de soft power sans précédent. «L’IA est une technologie de propagation de la culture, de l’idéologie et des valeurs, et sans doute l’outil de persuasion le plus puissant que nous ayons jamais vu», analyse Theodoros Evgeniou, spécialiste de l’IA et directeur de l’INSEAD. Cette dimension explique la stratégie d’OpenAI de promouvoir une IA «sur des rails démocratiques» dans le cadre de son programme d’expansion internationale «OpenAI pour les pays». L’entreprise californienne cherche ainsi à s’imposer sur de nouveaux marchés, tout en contrant l’influence d’autres modèles.

Des partenariats qui interrogent

Cette stratégie s’est concrétisée en mai dernier par plusieurs accords controversés, notamment avec les Émirats arabes unis, un pays classé «non libre» par Freedom House. Cette alliance soulève des questions sur la cohérence entre le discours démocratique affiché par OpenAI et ses choix commerciaux. Pour Theodoros Evgeniou, il s’agit d’une logique concurrentielle assumée : «Utiliser la démocratie comme différenciation est un outil pour concurrencer l’IA venant de pays non démocratiques. Nous pouvons même arguer qu’il est souhaitable de fournir une IA aux valeurs démocratiques à des pays qui ne sont pas bien classés par Freedom House». Les Émirats, qui ont massivement investi dans l’IA avec la création d’un ministère dédié et le développement du modèle d’IA en arabe Falcon, incarnent la volonté des monarchies du Golfe de s’émanciper du duopole américano-chinois pour devenir des acteurs technologiques majeurs.

Les limites de la souveraineté numérique

OpenAI promet à ses partenaires gouvernementaux une souveraineté sur leurs données grâce au développement de centres de données locaux. Ces engagements se heurtent toutefois à la réalité juridique américaine. Le Cloud Act, en vigueur depuis 2018, permet aux autorités fédérales américaines de contraindre les entreprises technologiques du pays à fournir des données stockées sur leurs serveurs, y compris à l’étranger. Cette législation limite de facto la portée des promesses de souveraineté d’OpenAI, créant une zone d’incertitude juridique pour ses partenaires internationaux, et remettant en question l’autonomie numérique tant recherchée.

Un défi pour la gouvernance mondiale

La multiplication des initiatives nationales et la concurrence entre modèles américains, chinois et désormais du Golfe laissent entrevoir une possible fragmentation du secteur. «Plus les écosystèmes de l’IA sont interconnectés, plus il est difficile de les démêler, mais les contraintes peuvent aboutir à des gagnants inattendus», souligne Theodoros Evgeniou, de l’INSEAD. Face à ces évolutions, les institutions internationales sont confrontées à de nouveaux défis : comment concilier innovation technologique, respect des valeurs démocratiques et autonomie stratégique ? La maîtrise de l’IA devient un enjeu de souveraineté aussi crucial que la diplomatie ou la défense, transformant chaque partenariat technologique en choix géopolitique.