Depuis l’attentat de Charlie Hebdo, «l’islamisme a continué à avancer», s’inquiète Michel Houellebecq

Le 7 janvier 2015 se produisait le premier télescopage «houellebecquien» qui en annonçait bien d’autres. Michel Houellebecq publiait Soumission , roman dans lequel il imaginait l’islamisation progressive de la France qui, en 2022, amènerait au pouvoir un dénommé Ben Abbes issu du parti de «la fraternité musulmane». Le même jour, la rédaction de Charlie Hebdo, qui faisait sa Une sur Houellebecq grimé en «mage prophète», vieilli et sans dent, était décimée par les frères Kouachi. Dix ans plus tard, Soumission fait encore écho à la situation politique actuelle ; dans le roman, Ben Abbes nomme François Bayrou premier ministre, nom qui circule aujourd’hui avec insistance pour prendre la suite de Michel Barnier. L’occasion pour nos confrères italiens du Corriere della Serra, d’interroger longuement Michel Houellebecq qui revient une nouvelle fois sur l’attentat de 2013, «ce souvenir un peu cauchemardesque», et dresse le portrait sombre d’une France dépolitisée mais malgré tout «distrayante».

L’attentat «n’a rien changé»

Le matin de l’attentat, Michel Houellebecq se souvient avoir été l’invité de France Inter et rapporte : «le journaliste m’a reproché d’exagérer le danger des musulmans». Après avoir appris l’attaque et été placé sous contrôle judiciaire, il se remémore «un souvenir un peu cauchemardesque». Mais pour lui, le pire, «c’est que ça n’a rien changé». «L’islamisme a continué à avancer» et ce, même si à chaque fois qu’un professeur se fait égorger «on dit : plus jamais», note l’écrivain.

Malgré cette tragique coïncidence que beaucoup interprètent comme la réalisation d’une prophétie, Houellebecq estime «ne pas être si prophétique que ça». «J’ai l’impression d’avoir largement anticipé dans les dates un phénomène qui augmente doucement». Il ajoute : «pour qu’il y ait un gouvernement musulman, il faudrait déjà que les musulmans soient d’accord entre eux. Mais pour l’instant, ils sont divisés».

«Parler d’islamophobie est bizarre»

Face aux accusations d’islamophobie, l’écrivain déclare : «la présidence de Ben Abbes (le président islamiste dans Soumission, ndlr), c’est un succès total. Le type est décrit au fond comme une espèce de génie politique». Alors pour lui, «parler d’islamophobie est bizarre». Il affirme qu’il s’attendait à une vague de polémiques : «je savais que ça allait être détonnant», mais «pas à ce point». L’écrivain explique que pour écrire son livre, il s’est promené dans le hall de l’université Censier à Paris et se rappelle avoir été marqué par la pénétration de l’islam dans cette dernière. «Il y avait quelques symptômes, plus de filles voilées que je ne l’aurais cru. Il y avait quelques affiches, appelant au boycottage des universitaires israéliens, des trucs comme ça. Je me suis dit : ce sont des petites prémices», se remémore-t-il. «C’était en 2014»

« J’étais quand même frappé par le fait que quand j’avais quitté la France en 1999, on ne parlait pas du tout d’islam. Et quand je suis revenu 12 ans plus tard, on ne parlait que de ça, tout le temps. »

Michel Houellebecq

Après les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et la guerre menée par l’État hébreu qui s’en est suivie, l’antisémitisme a bondi en France et partout à travers le monde, ce que déplore l’écrivain. «Après le 7 octobre je pensais sincèrement voir se manifester une espèce de grand mouvement d’empathie pour les juifs. C’est exactement le contraire qui s’est produit», se désole-t-il. Pour lui, le pire, c’est que l’Allemagne aussi ait vu une montée de haine envers les juifs. «Je pensais que les Allemands étaient définitivement immunisés, complètement figés dans leur culpabilité. Mais là, si ça se produit même en Allemagne, c’est grave»

«Je fais plus attention qu’il y a 10 ans»

Quand le journaliste lui demande s’il estime que la liberté d’expression a régressé en France, il se montre prudent. «La situation s’est plutôt aggravée, mais sournoisement. Il faut faire attention à ne blesser aucune personne», remarque-t-il. Pour lui, «l’idée, c’est d’inciter les gens à l’autocensure». Il ajoute : «Je ne suis vraiment pas connu pour faire attention. C’est un peu l’inverse. Et pourtant, je fais plus attention qu’il y a 10 ans»

Pour les dix ans de l’attentat, Charlie Hebdo a organisé un concours international de caricature pour que ceux qui souhaitent exprimer leur «colère contre l’emprise de toutes les religions sur vos libertés». Concours que défend l’écrivain. «Ils ont raison. Ils sont obligés d’être courageux. S’ils cessent le combat, leur raison d’être disparaît». Il qualifie la rédaction d’«emblématique de la liberté» et assure : «Ils sont obligés de continuer, ils ne peuvent pas renoncer»

«Mine de rien, c’est grave»

Face à la situation politique chaotique, Michel Houellebecq déclare : «il s’est passé quelque chose d’amusant et de significatif. Parce que pendant toute la période où la France n’a pas eu de gouvernement, l’été dernier, tous les commentateurs politiques étaient excités, dramatisaient la situation, mais j’ai eu l’impression que les Français s’en foutaient». Il estime même que certains étaient «limite contents» qu’il n’y ait pas de gouvernement. «Mine de rien, c’est grave. Il y a beaucoup de Français qui pensent que quel que soit le gouvernement, il prendra de mauvaises décisions, donc il vaudrait mieux pas de gouvernement du tout». L’écrivain pense par ailleurs que les Français sont «plus dépolitisés» que ce qu’on dit. 

Celui qui se revendique «contre l’Europe» s’étonne également du fait que le Rassemblement national n’a pas remporté les législatives cet été. Il était aussi surpris en apprenant l’affaire judiciaire des assistants parlementaires fictifs dans laquelle Marine Le Pen est prévenue. «C’est quand même incroyable, dit-il au sujet de l’affaire, quand j’ai appris le truc, je croyais que c’était une blague», affirme-t-il. Toujours au sujet de la tête du RN, il s’esclaffe : «elle s’imagine que Macron va démissionner ? Je ne le crois pas une seconde». Après avoir rencontré le président plusieurs fois, il déclare ne pas avoir «compris grand-chose de la personne» mais assure douter de sa démission. «Et à mon avis, il a tort. S’il démissionnait maintenant, il aurait peut-être des chances de revenir». Toutefois, pour lui, une chose est sûre : «la France est un pays distrayant».