David Lynch, l’oracle du temps

Cet article a été initialement publié en mai 2021. Nous vous le reproposons en intégralité, après le décès de David Lynch.

Ce pourrait être son histoire. Un scénario écrit d’avance, depuis la jeunesse. Un homme se détourne de la caméra qui fit sa célébrité, parce qu’il n’arrive plus à monter ses projets. Mais cela l’indiffère: il a la révélation que les 24 images par seconde atteignent la forme la plus radicale lorsque la pellicule est fixée dans le silence de la toile peinte et de la méditation. David Lynch est l’homme qui a décidé de tuer le temps en l’immobilisant. La boucle est bouclée: n’était-il pas passé tout jeune au cinéma pour donner du mouvement à ses peintures, sa première occupation? Rembobinez! Quel personnage…

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Sans nul doute le plus scruté et le plus secret, le plus déroutant et le plus limpide, de l’histoire du cinéma de ces quarante-cinq dernières années. Depuis toujours, chez cet Américain d’apparence tranquille sommeillent deux pôles antagonistes: un calme policé, une sorte de triangle des Bermudes inquiétant, et, surgissant sans prévenir, la tempête et le chaos. De Eraserhead à Mulholland Drive, de Elephant Man à Blue Velvet, en passant par Twin Peaks, la série la plus démente et la plus créative de l’histoire de la télévision, quelque chose de monstrueux apparaît par endroits, mais aussi de paisiblement onirique, comme si un champ féerique nocturne était voluptueusement piétiné par une armée de cauchemars.

Deux souvenirs personnels marquants signent l’homme: un Festival de Cannes où, fumant lentement une cigarette sur la Croisette un jour de forte chaleur, chemise blanche boutonnée jusqu’au col sur costume sombre, je le surprends observer la foule huilée entassée sur quelques dizaines de mètres carrés de sable, le regard perdu dans cette faune de chairs impudiques. Qu’y voit-il? Une scène dantesque à la Jérôme Bosch? Des contorsions corporelles à la Francis Bacon, l’un de ses maîtres? Élément de réponse dans cette confession: «Le monde contemporain n’est peut-être pas exactement l’endroit le plus brillant où l’on puisse rêver de vivre. C’est une espèce d’étrange carnaval où il y a pas mal de douleur, mais qui peut être assez drôle aussi. Je le regarde et je vois l’absurde tout autour de moi. C’est pourquoi j’aime les lieux publics.» Seconde image lointaine aussi, et d’une certaine façon, plus intime: une invitation par la Fondation Cartier - où David Lynch doit exposer - à le rencontrer à l’atelier de gravure Idem Paris, son endroit préféré en France.

“Le monde contemporain est une espèce d’étrange carnaval où il y a pas mal de douleur mais qui peut être assez drôle aussi”DAVID LYNCH
Le cinéaste passe désormais son temps à peindre, à écrire, à composer (il possède un studio d’enregistrement à domicile) et ne sort presque plus de chez lui. Austin Hargrave/Augustimage.com

Tel qu’en lui-même, chemise blanche boutonnée jusqu’au col (toujours), cigarette à la main, regard doux empreint d’une mélancolie souriante, Lynch m’explique le processus de la lithographie, joignant l’acte à la parole, avec lenteur et précision, en faisant jaillir sur le papier, à partir de pierres travaillées, des formes aux motifs abstraits que l’on peut lire comme les hiéroglyphes complexes de ses propres souterrains intérieurs. Le maître provisoire des lieux m’apparaît d’une extraordinaire placidité, faisant l’effet d’un sage à la curieuse physionomie de visage, presque rectangulaire, une bouche d’où s’échappent à voix basse peu de mots.

Économie du souffle, comme s’il ne servait à rien de s’agiter dans ce bocal terrestre livré à la folie et à l’absurde condition humaine. Économie de la parole, comme le souligne la productrice Mélita Toscan du Plantier: «En 2019, David m’a conviée à la remise de l’Oscar d’honneur attribué à l’ensemble de son œuvre. Laura Dern et Isabella Rossellini (avec laquelle il a vécu quelques années, NDLR) avaient fait de très longs discours. Si longs que David s’est tourné vers moi et m’a murmuré à l’oreille: ‘‘Je vais faire le speech le plus court du monde’’.»Il est monté sur scène et a prononcé deux phrases de remerciement. Il n’est pas resté très longtemps ensuite. Tout cela l’ennuie prodigieusement, la foule babillant et ces producteurs qui se sont si mal comportés à son égard, en rejetant la plupart de ses projets tout en lui faisant miroiter le contraire. David est un homme trop libre pour Hollywood, il a toujours refusé de se plier aux normes des studios. Il a trouvé dans la peinture le parfait exutoire.»

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Le cinéaste passe désormais son temps à peindre, à écrire, à composer (il possède un véritable studio d’enregistrement) et ne sort presque plus de chez lui. Cette variété d’être humain assez spéciale, et donc tout à fait recommandable, possède trois maisons sur les collines de Hollywood, dont l’une sert d’atelier. On sait qu’il médite une heure le matin, une heure le soir, une occupation dont il vante les bienfaits sur Instagram. Annonce contrite à l’usage de ses admirateurs: Lynch a confié à ses proches qu’il ne se rendrait plus à Cannes ni dans aucun autre festival. C’est un peu triste, bien sûr, mais ce génial électron libre le répète: il est passé à autre chose. Qui tournera Ronnie Rocket, le scénario qui lui tenait tellement à cœur, cette histoire d’enlèvement d’un rocker nain dans les années 1950? Il est probable que la réponse tient en un mot: personne.

En attendant, si certains veulent prendre de ses nouvelles, et par là même de Los Angeles, regardez-le chaque matin sur Instagram annoncer les prévisions météorologiques de la journée. Filmé en plan rapproché, son visage, désormais barbu, si cinématographique qu’il semble dessiner des paysages, s’anime pour déclamer derrière des lunettes noires les bonnes ou mauvaises nouvelles du ciel. Lynch, lui, est définitivement sur une autre planète.

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MONICA BELLUCCI - «J’ai tourné une petite scène à ses côtés dans Twin Peaks»

Monica Belluci IPA/ABACA

“J’ai rencontré David pour la première fois au Festival de Toronto, il y a des années de cela. Je l’ai retrouvé une deuxième fois en tant que photographe sur un shooting pour Elle. Nous nous sommes revus ensuite de temps à autre, à Cannes notamment. Un jour, il m’a appelée alors qu’il tournait la nouvelle saison de Twin Peaks et m’a proposé de jouer un tout petit rôle à ses côtés, lors d’une scène dans laquelle Mélita Toscan du Plantier fait un caméo. J’ai bien sûr accepté et ça reste pour moi un moment très enrichissant car il était à la fois réalisateur et acteur.

J’aime son côté onirique, qui transcende la réalité. Lors de l’un de ses séjours parisiens, il m’a invitée à passer à son atelier. J’ai aperçu, posé au sol contre un mur, un tout petit tableau représentant une danseuse nue. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai été aimantée par cette représentation féminine, par la grâce, le mystère et la puissance qui se dégageaient de cette œuvre. C’était une composition en noir et blanc, ce qui ajoutait quelque chose de dramatique à l’ensemble. Je me suis exclamée: «Qu’est-ce que c’est beau!» Il a souri et m’a révélé avoir appelé ce tableau Nude in a room. Tout simplement. Quelques jours plus tard, son assistant m’a appelé pour me dire que David m’avait laissé le tableau en cadeau avant de repartir pour Los Angeles. Son geste m’a beaucoup touchée. Si je devais résumer, je dirais que j’ai d’abord connu le réalisateur, puis le photographe, ensuite l’acteur, et enfin l’artiste, ce qui est un bon aperçu de la personnalité de cet immense créateur aux multiples facettes.”

CHRISTIAN LOUBOUTIN - «C’est l’humain qui l’intéresse»

Christian Louboutin Jose Castellar

“J’ai rencontré David Lynch à Los Angeles, chez lui, il y a plusieurs années. Je faisais, à la demande de Vogue, un reportage sur les jardins d’artistes. J’ai donc passé deux jours avec lui, en tant que journaliste botanique. Son jardin est à l’image de ses œuvres, les plantes grasses y pullulent, certaines, agressives, s’attaquent aux tuyaux d’arrosage! C’est un espace en forme de guerre et de colonisation d’un territoire, gorgé de couleurs bruyantes, bref, très Lynch. Quelques années après, il est venu avec Emily, sa future épouse, fan de mes semelles rouges dans ma boutique, rue de Grenelle. Il ne m’a pas reconnu tout de suite. Puis, au bout d’un moment, il s’est exclamé: «But, you’re the garden guy!» Je lui ai expliqué que si la botanique était une passion, faire des chaussures était mon vrai métier. Nous avons beaucoup ri.

Nous sommes devenus amis. Je crois que je l’ai rencontré à un moment où il était très heureux. Et le bonheur est un bon lien entre les gens, les amitiés fortes se nouent souvent sur ce terrain fertile. Je ne discute pas cinéma avec lui. Il en parle très peu. C’est l’humain qui l’intéresse. L’importance dans nos vies des jardins, de la nature, nous a beaucoup liés. Son père était garde forestier. Jeune, David Lynch a vécu dans des forêts, au sein d’une nature qui pousse à la solitude.

Musique, peinture, gravure, écriture: créer est un canal d’expression vital pour lui. Nos collaborations* ont été l’occasion d’échanges très forts. C’est un homme attachant, intelligent, très cérébral, mais aussi instinctif. Un esprit puissant, solitaire. Il n’a pas peur des gens, mais ne se livre pas. Il a des choses à dire, à faire, et n’aura jamais assez de temps pour partager tout son imaginaire. C’est quelqu’un de formidable.”

* Exposition «Fetish» (2007) et film de David Lynch sur le rouge à lèvres Louboutin, entre autres.

MÉLITA TOSCAN DU PLANTIER - «Mes cheveux figurent sur certaines de ses toiles»

David Lynch et Mélita Toscan du Plantier. Pascal Le Segretain

“J’ai connu David par l’intermédiaire de mon mari (le producteur Daniel Toscan du Plantier, décédé en 2003, NDLR) avec lequel il était très lié. C’était il y a environ vingt-cinq ans. J’ai tout de suite aimé sa personnalité, à la fois sensible et pudique. Un jour, je ne sais pourquoi, je l’ai appelé «Darling», il m’a regardée, un peu interloqué, et m’a dit «Mais personne ne m’appelle darling!» Je lui ai répondu qu’il devait s’y habituer. Il a éclaté de rire et a ajouté: «Ok, je t’y autorise.» Depuis, lorsqu’il m’écrit des textos, il signe toujours «Your darling David». Nous avons été, Ben Harper et moi, les deux témoins de son mariage, en 2009, avec l’actrice Emily Stofle. Cela se passait au Beverly Hills Hotel. Il avait choisi de dîner seul, aux côtés d’Emily, à une table placée dans un angle de la salle afin de contempler la soixantaine d’invités, disposés par groupes à des tables rondes. Certains étaient si étranges qu’ils semblaient sortir de Twin Peaks. Moby officiait comme DJ, et bien sûr sa grande amie Laura Dern, par ailleurs mariée à Ben, était là aussi. David avait demandé à un sosie d’Elvis Presley d’interpréter quelques standards du King. Notre amitié est également liée à quelque chose de douloureux et d’étrange.

Atteinte d’une malformation artérioveineuse cérébrale, risquant de provoquer une rupture d’anévrisme à tout moment, j’ai dû avoir la tête rasée avant une intervention au cerveau. David m’a demandé de lui garder mes cheveux pour ses tableaux. Un jour, alors que j’étais dans son atelier à Los Angeles, il m’a montré une boîte sur une étagère et m’a dit: «Regarde ce qu’il y a dedans!» C’étaient mes cheveux, ceux qu’il possédait encore. Les autres figurent sur certaines de ses toiles. Du grand David Lynch!”