Attaques contre la science aux Etats-Unis : "C'est d'une gravité inédite dans une démocratie", alerte Valérie Masson-Delmotte, qui appelle à la mobilisation

"Nous voulons rappeler l'importance des faits scientifiques, notamment pour la santé, la compréhension des inégalités sociales, les défis climatiques et la biodiversité", écrivent-ils dans leur tribune parue dans Le Monde, mardi. Un collectif de scientifiques appelle à une journée de mobilisation nationale, vendredi 7 mars, face aux "attaques sans précédent" du président américain, Donald Trump, et de son administration contre l'université et la recherche. A Paris, le cortège doit partir à 13h30 de la place Jussieu, avec pour slogan "Stand up for Science" ("Défendons la science"). La climatologue Valérie Masson-Delmotte, qui fait partie des signataires de ce texte, défend notamment auprès de franceinfo "l'importance de la recherche pour nos démocraties"

Franceinfo : Comment se manifestent les attaques menées contre les universitaires et chercheurs américains depuis le retour au pouvoir de Donald Trump ?

Valérie Masson-Delmotte : La science et les universités sont prises pour cible. Par exemple, une recherche est faite par mots-clés ("égalité", "minorités" ou encore "femme") pour réexaminer les financements alloués par un certain nombre d'agences américaines et remettre en cause les recherches. Sur les sites internet des ministères de l'Agriculture, de la Défense, des Transports, de l'Energie ou encore de la Protection de l'environnement, des informations liées au changement climatique ont été censurées. 

Il y a eu aussi des licenciements à la Fondation nationale pour la science (NSF), où 10% du personnel a perdu son emploi. Ça désorganise la recherche, notamment sur les bases en Antarctique, mais aussi les financements de nouveaux étudiants en thèse. L'un des programmes pour rendre la recherche plus inclusive, en se rapprochant d'étudiants de groupes sous-représentés dans le domaine, s'est arrêté. 

"C'est presque un sabotage pour la jeune génération de scientifiques. Ils voient les opportunités de contribuer à la recherche se fermer."

Valérie Masson-Delmotte, climatologue

à franceinfo

Le pourcentage de financements de projets de recherche permettant de couvrir les frais de fonctionnement courant des laboratoires universitaires a été diminué de 40 à 15%. Cela affecte directement les budgets des universités, qui gèlent des recrutements et limitent le nombre d'étudiants. Une baisse de 65% du budget de l'Agence de protection de l'environnement (EPA) est également programmée, et près d'un millier de rangers des parcs nationaux ont été licenciés. 

A quel point ces coupes budgétaires nationales ont-elles des répercussions à l'échelle internationale ?

On a beaucoup parlé de la coupe brutale dans l'Agence des Etats-Unis pour le développement international (Usaid). Ça a des conséquences majeures immédiates : ça implique l'arrêt du cofinancement de la recherche dans les pays du Sud. Le réseau d'alerte pour les famines [le Famine Early Warning System Network], mis en place depuis quarante ans, a, lui, été interrompu. Il permettait de détecter le jaunissement de la végétation, les mauvaises récoltes, et permettait de prépositionner l'aide alimentaire.

L'Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique (NOAA) a également été ciblée avec le licenciement de 800 scientifiques. La NOAA opère le suivi de l'océan et des écosystèmes marins, œuvre aux alertes tsunami... Une des personnes en charge de ces alertes a été licenciée, la directrice du programme de recherche sur l'acidification de l'océan, et des spécialistes permettant la gestion durable des pêcheries aussi. Leurs lancers de ballons quotidiens en Alaska ont été interrompus. Or, ils fournissaient des données sur le profil de l'atmosphère, les vents... C'est très important pour la qualité de la prévision météo. Si on les perd, elle sera moins bonne. Et pas uniquement pour l'Alaska : ces données sont mises en commun au niveau mondial.

Des chercheurs des agences fédérales, l'équivalent du CNRS en France par exemple, ont interdiction d'échanger avec des collègues d'autres pays. C'est une attaque à la liberté académique. La diplomatie scientifique est aussi ciblée. La responsable scientifique de la Nasa, Kate Calvin, coprésidente du groupe 1 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), a été interdite de participer à la dernière session plénière du Giec, la semaine dernière, et elle a interdiction de parler à la presse. Son équipe d'appui a été démantelée.

"On sape ici la production de connaissance, alors que la recherche américaine joue un rôle de leader."

Valérie Masson-Delmotte

à franceinfo

Sur le changement climatique par exemple, les Américains, seuls ou en partenariat, produisent 23% des publications dans le monde. 

Dans une publication sur les réseaux sociaux, vous dites que "ce qui se joue aujourd'hui aux Etats-Unis pourrait bien préfigurer ce qui nous attend si nous ne réagissons pas à temps". Pourquoi redoutez-vous que ces atteintes touchent un jour l'Europe et la France ? 

Ça a été le cas en Hongrie. En ce moment, aux Pays-Bas, il y a une énorme diminution des budgets des universités. On n'est pas à l'abri. On est dans un contexte où il y a une musique qui monte, des mouvements populistes qui visent à remettre en cause la place des faits scientifiques. Ils prennent parfois pour cible des agences sur la santé ou l'environnement. Ces derniers temps, des murs ont été construits devant trois agences françaises [des agriculteurs en colère ont notamment empilé des parpaings devant le siège de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) en novembre à Paris]. Le symbole de murer l'entrée d'agences scientifiques est très préoccupant.

Quel message entendez-vous faire passer à l'occasion de cette journée de mobilisation ?

Ces attaques aux Etats-Unis sont brutales et inédites, il y a beaucoup d'intimidation. Ce mouvement veut d'abord rappeler notre soutien aux collègues américains, chez qui il y a beaucoup de peur de se retrouver avec une cible dans le dos. Lors du premier mandat de Donald Trump, on avait réagi en accueillant des chercheurs dans le cadre de "Make our planet great again". C'est important de se demander ce qu'on peut faire pour aider, au niveau français, au niveau européen, pour permettre notamment à de jeunes scientifiques brillants de continuer à participer au progrès des connaissances. 

"La science est devenue une cible. Je parle aujourd'hui d'obscurantisme : rendre inaccessible des connaissances scientifiques et propager la désinformation. L'ensemble de ces attaques est d'une gravité inédite dans une démocratie." 

Valérie Masson-Delmotte

à franceinfo

Il est aussi important de donner à voir ces attaques, partout, pour que les gens s'interrogent sur l'héritage des Lumières, sur l'importance des faits scientifiques, de la science, de la liberté académique, de l'esprit critique, pour nos démocraties.

On veut rappeler que la science est d'intérêt général, émancipatrice, et qu'il est important d'éclairer les politiques publiques, pour la santé, l'environnement, le climat ou la biodiversité, à partir de faits scientifiques. Il est important de montrer en quoi les connaissances scientifiques, produites avec de l'argent public, sont utiles à la société, avec une recherche qui peut publier, communiquer, enseigner et rendre accessibles ses résultats, librement et sans censure.