Les « lunettes de secrétaire » rendent-elles plus intelligente ?

Pauline, 15 ans, s’apprête à choisir ses premières lunettes de vue chez un opticien du quartier Étienne-Marcel, à Paris. Elle jette aussitôt son dévolu sur une monture aux branches fines et à forme ovale d’esprit secrétaire des années 1950, à la grande surprise de sa mère… mais pas du spécialiste qui vend ce modèle à tour de bras. « Toutes mes copines en rêvent, ce sont des Miu Miu, témoigne l’adolescente. Avec, j’ai l’air plus sérieuse, cultivée, elles me donnent envie de travailler et d’avoir des bonnes notes. » À 21 ans, Joséphine, en dernière année d’études de marketing, ne dit pas autre chose : « En ce moment, je fais un stage dans une marque de joaillerie et ce sont mes premiers pas sur le marché du travail. Je vois ces lunettes un peu comme un costume de théâtre qui m’aide à rentrer dans le rôle. Elles me procurent une certaine assurance, j’hésite moins à exprimer mes idées face à mes collègues plus expérimentés. »

De là à dire que les carreaux font l’intello ? La question est moins superficielle qu’elle en a l’air. En 2018, une étude scientifique révélait qu’il existait 28 % plus de chances pour une personne au niveau cognitif élevé d’avoir besoin d’une correction de sa vision... Traditionnellement, les formes rondes chaussent les nez des professions libérales, des intellectuels et des architectes, à l’instar de Le Corbusier, quand les montures carrées option double foyer, ceux des scientifiques et plus largement, des geeks. Des secteurs majoritairement masculins. Les lunettes ovales sont en revanche associées aux femmes et notamment aux secrétaires des années 1950-1970, un métier central dans l’après-guerre qui voit le boom des emplois administratifs et va œuvrer à l’émancipation féminine. Alors que les verres progressifs n’existent pas encore, les assistantes de direction, en particulier les presbytes, portent ces modèles afin de pouvoir taper à la machine tout en regardant leurs interlocuteurs par-dessus la monture. Ce qui est à l’origine un outil de correction devient vite un accessoire de mode, faisant le bonheur des fabricants de lunettes. Les films et les séries se chargent, dès lors, d’en populariser le style et de créer un stéréotype féminin cher aux cinéphiles.

Gisele Bündchen dans Le Diable s’habille en Prada (à gauche). Alamy Stock Photo

Pour Valérie (la mère), c’est Marilyn Monroe dans Comment épouser un millionnaire et Elisabeth Moss dans le rôle de Peggy Olson, la copywriter de Mad Men. Mais pour Pauline et Joséphine, c’est Serena du Diable s’habille en Prada (2006), interprétée par le top-modèle Gisele Bündchen. Un personnage d’assistante dont le combo veste-chemise blanche-jupe crayon et verres allongés est devenu l’exemple à suivre sur les réseaux sociaux de toute une génération de jeunes femmes prêtes à entrer dans la vie active. Contrairement à leurs aîné(e)s, elles n’y voient aucune connotation sexy, juste une façon d’afficher davantage d’assurance dans le monde du travail. D’ailleurs, ces lunettes sont bien plus minimalistes que les modèles rétro en forme papillon d’antan. Pour l’opticien de Pauline : « Ce type de montures a aussi l’avantage d’aller à tous les visages, qu’ils soient ronds, carrés ou ovales. Les jeunes femmes aiment ce style à la fois distinctif et sobre, la finesse des branches ne vient pas cacher mais souligner le regard. » Joséphine les arbore au bureau comme en soirée, « elles marchent avec toutes les tenues et toutes les couleurs ». À tel point que ce design baptisé Bayonetta (en référence à la paire portée par l’héroïne du jeu vidéo du même nom) se trouve dans pratiquement toutes les marques et à tous les prix, chez Miu Miu évidemment qui a lancé la tendance avec sa collection de l’été 2023 mais aussi Saint Laurent, Jimmy Fairly ou encore Krys.