Le Roi méduse, la grande aventure poético-complotiste de Brecht Evens

Arthur vit seul avec son père, qu’il admire profondément. Ensemble, ils font toutes sortes d’activités : stage de survie en forêt, cuisine exotique, entraînement martial, jeux de société, chirurgie visant à s’implanter une puce mémorielle... Il s’agit de se tenir prêt car le monde extérieur est hostile et contrôlé par une puissante société secrète, les « Dirigeants ».

Publié en janvier 2024 chez Actes Sud BD et sélectionné en compétition officielle au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2025, le magnifique premier tome du Roi méduse est la concrétisation d’un travail commencé par Brecht Evens en 2019. Un épisode personnel de « bouffée délirante » au Japon et une vieille histoire retrouvée dans un carnet – celle d’un écolier devant raconter ses vacances – sont à l’origine du projet, le plus ambitieux de l’auteur des Rigoles  puisqu’il s’agit de sa première série. L’artiste flamand installé à Paris pensait en faire en diptyque, comme en témoigne le dos du livre, mais ce sera finalement une trilogie. 

« Je prends un vrai plaisir avec les interviews, confie Brecht Evens au Figaro. Peut-être aussi parce que je suis encore dans l’histoire… Ces conversations m’aident à avancer. » Au fil des échanges, il n’hésite d’ailleurs pas à revenir en arrière pour compléter sa pensée : « Les gens autour de moi trouvent ça très énervant ! », s’excuse-t-il.

«[Les constellations] sont des amas d’étoiles parfaitement aléatoires sur lesquels on projette quelque chose, estime l’artiste. C’est très joli, c’est tentant, c’est de la poésie… mais c’est parfois trop pris au sérieux.» Brecht Evens / Actes Sud BD

Surinterpréter le réel

Dans Le Roi méduse, Arthur perçoit son environnement à travers un double filtre : son imagination débordante de petit garçon et l’éducation paranoïaque de son père. Pour Brecht Evens, la conception du monde des complotistes n’est pas si éloignée de celle des enfants... « Les théories qui imaginent que le monde est géré comme un énorme jeu d’échecs par de grandes forces secrètes, avec des stratégies ultra-complexes, j’y vois presque une sorte de romantisme… C’est plus rassurant que d’assumer que nous sommes [collectivement] responsables », estime-t-il.

Alors que son jeune protagoniste surinterprète tout ce qui l’entoure, comme tant de conspirationnistes d’aujourd’hui, Brecht Evens dit comprendre cette tentation très humaine de percer les mystères de l’univers. Il prend l’exemple des constellations : « Ce sont des amas d’étoiles parfaitement aléatoires sur lesquels on projette quelque chose. C’est très joli, c’est tentant, c’est de la poésie… mais c’est parfois trop pris au sérieux. » 

Les ombres des personnages les transforment en créatures monstrueuses. Brecht Evens / Actes Sud BD

Générosité chromatique

Le Roi méduse frappe d’emblée par sa beauté presque irréelle, à l’image de l’imaginaire délirant mais foisonnant d’Arthur. Est-ce la réalité ? La réalité telle qu’il la perçoit ? Ou telle qu’il voudrait qu’elle soit ? Lors d’une séquence sur une barque, le personnage d’Anémone, qui accompagne Arthur, porte un gilet de sauvetage mais celui-ci disparaît avant de réapparaître. Une « erreur de continuité » assumée par Brecht Evens, qui a même décidé de l’utiliser narrativement.

Chaque planche de cette superbe bande dessinée illustre la liberté graphique de l’auteur, qui se passe bien souvent de cases, se joue des perspectives et déploie une générosité chromatique à toute épreuve. Pour l’artiste belge, « la fonctionnalité de la couleur » est essentielle pour distinguer les éléments d’un dessin et guider le regard du lecteur, beaucoup plus que les associations émotionnelles comme, par exemple, « le rouge qui alarme ». Quid du souci esthétique ? « Assez souvent, lisibilité et beauté ne sont pas si différentes ! » 

Arthur et son père sont immédiatement reconnaissables grâce à leurs étranges visages. Brecht Evens / Actes Sud BD

Amour toxique

Alors que le père impose des épreuves irresponsables à Arthur, le lecteur ne parvient jamais totalement à le condamner. En effet, son amour pour son fils ne fait aucun doute en dépit de sa toxicité, et Brecht Evens le met en scène de façon émouvante à plusieurs reprises. « J’ai découvert que j’avais tout le temps besoin de trouver des convictions en moi lorsque j’écris une histoire parce que, pour rendre une scène belle et intéressante, je dois vérifier que je suis en accord avec cette scène », analyse l’auteur. 

Quand on l’interroge sur l’étrange design des visages de ses deux protagonistes – un ovale uni pour le père, une sorte de masque sans nez pour le fils –, l’artiste explique avoir d’abord voulu les rendre distinctifs. L’absence de traits du père n’est cependant pas anodine : « Même quand il est très chaleureux, ça le rend absent », alors que son fils recherche en permanence son approbation. Par ailleurs, cette simplicité à un autre avantage... « Quand je donne des cours de dessin, je dis à mes élèves : si tu n’as pas de bonne idée pour le visage, n’en dessine pas ! Comme ça, l’attention ira vers les mains, les épaules, le décor. D’autres choses qui deviennent beaucoup plus visibles. »

Le Roi méduse, tome 1, de Brecht Evens, traduit du néerlandais par l’auteur et Wladimir Anselme, Actes Sud BD, 288  pages, 32  euros.