L'Escamoteur : quand la bande dessinée interroge le terrorisme d’extrême gauche
Attentats à la bombe, attaque à main armée... Au cœur des années 1980, les membres du groupe Action Directe terrorisent la France. Pour les arrêter, les Renseignements généraux décident de s'appuyer sur Gabriel Chahine, un artiste libanais proche des milieux d'extrême gauche. Ce dernier accepte de s’infiltrer parmi les militants, pour mieux leur tendre un piège. Mais rien ne se passera comme prévu.
Après Le voyage de Marcel Grob et La patrie des frères Werner , déjà publiés chez Futuropolis, Philippe Collin et Sébastien Goethals se confrontent une nouvelle fois à une période douloureuse de l'Histoire, en essayant de raconter sans prendre parti. Un pari risqué. D'autant que, comme pour leurs ouvrages précédents, tout part d’un vécu : «J'ai grandi dans un univers pacifiste et ’baba cool’, explique le dessinateur Sébastien Goethals. Lorsque j'avais 14 ans, une amie de mes parents a été envoyée en prison pour avoir hébergé des membres d'Action directe. Cet épisode a été pour moi une prise de conscience : les choses sont plus complexes que ce qu'elles paraissent être en surface.»
Un roman graphique
Pour bâtir leur récit, les deux auteurs ont pris le temps de se documenter avec l’aide de Rebecca Denantes, puis d’interroger des protagonistes de cette affaire. Une démarche mise en scène dans l'album, à l'aide de flash-back. L'album n’est pourtant pas présenté comme une enquête journalistique, mais comme un roman graphique: «Dès lors que l'on essaie de se plonger dans la psychologie de personnes disparues depuis près de 40 ans, on entre fatalement dans le domaine de la fiction» explique Philippe Collin, également producteur de podcasts historiques pour Radio France. «Nous avons dû faire attention à garder la bonne distance, de façon à ne pas présenter ces militants comme des héros, ni en faire des caricatures».
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De fait, le personnage de Chahine, fil rouge de l'histoire, s'avère insaisissable. «On a tous déjà croisé ce type d’individu charmeur, qui vous embarque dans des aventures inattendues. C'est ce qui nous a fascinés avec lui : il a raconté des histoires différentes à plus ou moins tout le monde.», souligne Sébastien Goethals. C'est pourtant bel et bien grâce à lui qu'est imaginé le vol du tableau L'Escamoteur, de Jérôme Bosch : une sacrée mise en abîme. L’œuvre d'art servira ensuite à déclencher une opération policière aux conséquences dramatiques.
À la fin de l'ouvrage, l'historien Fabien Archambault retrace en quelques pages le contexte historique de l'époque. Une façon de donner du grain à moudre à «ceux qui doutent» et à qui les auteurs dédicacent leur album. Un pari réussi, malgré l'issue fatale de l’histoire.
La case BD
Pour naviguer entre les époques, Sébastien Goethals fait le choix de chapitrer son histoire avec des couleurs distinctes : les flash-back sont facilement reconnaissables, de même que les différentes périodes du récit. Le trait se fait quant à lui plus en moins détaillé au fil des pages, en fonction de la vitesse de l’action. « Par endroits, l'émotion a pris le pas sur la technique. Certaines scènes sont plus rapides que d'autres et plus ou moins chargées en détail », reconnaît le dessinateur.
Il précise aussi avoir ajouté des aplats de couleurs, dans le but de restituer l'ambiance visuelle des années 70: «J'ai voulu créer de fausses dyschromies, comme celles qu'il y avait dans les bandes dessinées de mon enfance. Cela rappelle aussi la sérigraphie des publications militantes de ces années-là.» Un drôle de mélange opéré entre les codes du roman graphique et ceux d'une BD plus classique.
Par endroits, l'émotion a pris le pas sur la technique
Sébastien Goethals
Cette liberté de ton, Sébastien Goethals l’applique également aux personnages, dont il faut rappeler que la plupart ont véritablement existé. «Je me suis inspiré de documents pour les dessiner, mais j'ai fait comme si c’étaient mes acteurs. Si j'avais voulu être réaliste, toute la bande aurait dû avoir une moustache ; ça aurait rendu la lecture incompréhensible !». Le tableau L’Escamoteur de Jérôme Bosch, au cœur de l’intrigue, est quant à lui fidèlement représenté, et se retrouve en photographie à la fin de l’album, accompagné d’une note explicative.
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Si les flash-back et les changements de rythme peuvent compliquer la lecture par moment - difficile de lire l’album d’une seule traite, il faut noter la grande justesse des dialogues, qui évitent les pavés indigestes. Un résultat rendu possible grâce à une technique de travail propre aux deux auteurs: « C'est devenu une habitude : à la fin, Sébastien et moi passons quelques jours ensemble, pour relire tout l'album à voix haute, au rythme d'une page chacun », explique Philippe Collin en homme de radio. « Cela nous permet de voir ce qui fonctionne ou pas, et souvent de simplifier le texte. »
Après 300 pages, Sébastien Goethals mesure avec le recul, la complexité de se confronter à son propre vécu : «J'ai pris un plaisir fou à dessiner cet album, mais cela a été intense. Au point que je n’arrive pas encore pour l’instant à lâcher cette histoire, et à me projeter dans ce que je ferai après !»
L'Escamoteur, de Philippe Collin et Sébastien Goethals, 320 pages, Futuropolis, 26 € (disponible le 9 octobre).