Chez Margiela Artisanal, Galliano livre un des shows les plus beaux de la décennie
«Tu penses que c’est ce qu’ont ressenti ceux qui ont vu les premiers défilés Galliano il y a trente ans?», nous demande une consœur les larmes aux yeux après que les applaudissements, les cris et le bruit des pieds tapant sur le parquet ont cessé. John Galliano ne sort plus depuis longtemps pour saluer le public, mais il a dû sentir depuis les backstages que ce show Margiela Artisanal qu’il a mis douze mois avec ses équipes à préparer, a touché au cœur les 250 privilégiés réunis dans une sorte de bistrot abandonné de la Belle Époque, reconstitué sous le Pont Alexandre III. Dans ce décor étrange de table en bois, de billard et de guirlandes arrachées où semblent presque flotter les effluves d’absinthe d’un temps passé, le gratin de la mode, ceux qui ont façonné cette industrie ce dernier quart de siècle, côtoie les «icônes» de l’époque en les personnes de Kim Kardashian, Kylie et Kris Jenner.
Au bout d’une heure d’attente, le performer Lucky Love vient chanter puis sur les écrans dans la salle, est projeté un court-métrage en noir et blanc, curieux, où il est question de Paris la nuit, de corsets, de voleurs, de quais pluvieux. En réalité, les dernières images sont filmées en simultané et le jeune héros, le torse nu et entravé dans un corset, pénètre dans la salle - sa taille est si incroyablement fine qu’elle rappelle celle de la légendaire Polaire que croquait Toulouse-Lautrec sur scène. Ce garçon s’appelle Leon Dame, mannequin très connu des podiums de mode masculine mais aussi l’une des muses de John Galliano dont il a pris l’attitude de dandy lascif et déhanché. Comme lui, les garçons et filles suivant ont le visage enduit de silicone transformant leurs traits, comme des poupées de porcelaine du futur. Et soudain, ce qui était un défilé devient un moment hors du temps où le spectateur est projeté dans l’imaginaire et l’univers du Britannique.
Cette rencontre entre la grammaire de Galliano et l’héritage de Martin Margiela, le premier à avoir élevé le recyclage (qu’on n’appelait pas encore «upcycling») au rang de haute couture, est simplement virtuose. Multipliant les références aux artistes «fin de siècle» de Kees Van Dongen à Brassaï, les silhouettes sont sculptées par des corsets, des cintres et des prothèses modifiant le corps. Les techniques employées sont d’une sophistication folle tel le «milletrage» pour des manteaux, des vestes et des pantalons créés à partir de couches de tissus aériens finis par des tweeds ou des laines rustiques en trompe-l'œil, puis aquarellés de voilette de tulle imprimée comme «décolorée par la lune, tachée par le tabac ou de l’huile». Les robes sont indescriptibles avec leurs godets, rosettes et ruché, leurs incrustations de dentelle. Les combinaisons-jupe en tweed sont réalisées grâce à une nouvelle technique maison appelée rétrécirage permettant de rétrécir partiellement un vêtement «pour générer des expressions anatomiques». Un caban tiré sur la tête sous la pluie, un revers de veste relevé pour couvrir le visage, un pantalon retroussé pour éviter une flaque d'eau. Autant de gestes qui façonnent l’attitude des mannequins, incarnant merveilleusement cette chorégraphie aussi décadente qu’exubérante peuplée de fesses, de seins et de hanches dévoilés par les sous-vêtements transparents de Cadolle, «le fournisseur de lingerie fondé par Herminie Cadolle, qui a inventé le soutien-gorge - alors appelé "corselet-gorge" - en 1889» comme le précise le texte envoyé par la maison.
Si aucune image ne peut malheureusement rendre justice à ce défilé en live, il faut absolument regarder la vidéo sur le site de Margiela ou les réseaux sociaux qui, depuis cette nuit, diffuse en boucle des extraits. Beaucoup y parlent de nostalgie, celle d’une époque de mode où les Galliano et les McQueen ont changé la donne des défilés par leur audace et leur créativité. C’était avant les it-bag, avant le marché globalisé. Merci à Renzo Rosso, président du groupe OTB qui a fait le pari fou d’engager le couturier sulfureux, il y a exactement dix ans. Merci à John pour ce moment.