Simon Porte Jacquemus: «Je tiens à mon indépendance, je veux transmettre l'entreprise à mes enfants, mais je dois briser le plafond de verre en trouvant le bon partenaire »
Vendredi 18 octobre, 10 heures, sous le soleil vibrant de Manhattan, trois musiciens jouent du jazz face à la façade de briques rouges de l’ancien saloon où s’est installée la boutique Jacquemus, à l’angle de Spring Street. Nous sommes une heure avant l’inauguration, et la file d’attente s’étend sur Wooster Street, tourne au coin et se poursuit sur Broome Street. On renonce à remonter plus loin, contrairement aux Américains, qui n’ont jamais peur de faire la queue des heures. « Les premiers sont arrivés à 5 h 30 ce matin », nous glisse une vendeuse. Parmi ces lève-tôt, Marine, jeune Lyonnaise de passage à SoHo, brandit un carton, où elle a écrit : « Jacquemus, votre vision d’une mode joyeuse résonne en moi. J’aimerais contribuer à cette aventure créative. Pourrais-je vous donner mon CV ? » La demoiselle connaît ses classiques : quinze ans plus tôt, à 19 ans, le provençal Simon Porte Jacquemus forçait lui-même le destin en organisant une fausse manifestation de ses copines habillées dans ses créations, avenue Montaigne, à Paris, lors d’une soirée Vogue…
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Sur le trottoir, la tête dans leur iPhone pour passer le temps, les clients de cette première journée attendent, entre autres, de retirer, dans le drôle de food-truck chromé garé sur le côté, un sac en papier (reprenant la forme de la pochette best-seller Rond Carré) contenant jus d’orange et croissant - un petit-déj à la française avec ce qu’il faut de cool et de pittoresque pour incarner l’esprit Jacquemus. À 11 heures, comme promis, le Français sort du magasin muni de gros ciseaux pour couper le ruban sous les applaudissements. Par petites vagues, les visiteurs découvrent les lieux inspirés des maisons-sculptures des années 1960 de l’architecte marseillais Jacques Couëlle, signés par l’agence star de Rem Koolhaas, OMA, mais surtout très Jacquemus. La lumière d’hiver traverse les petites fenêtres de la seconde partie du bâtiment et de l’étage, de merveilleux petits bronzes de Maillol et un dessin de Bonnard côtoient du prêt-à-porter et des livres d’art, dans la vitrine, pas de vêtements, mais deux chaises de Frank Lloyd Wright, non loin un olivier dans un vase d’Anduze. Sur une console trône un numéro du dernier Vogue américain, qui consacre plusieurs pages à la maison que le créateur et son mari, Marco Maestri, viennent d’acquérir dans le Var et où a vécu Cocteau. Après un an de chantier, la boutique, chaleureuse et authentique, a tout d’un petit bout de patrimoine français tel que les riches Américains de l’après-guerre en ont rêvé. Et qui curieusement rencontre un incroyable succès auprès des plus jeunes générations.
C'est dur de faire du bruit tout le temps, et beaucoup de jeunes marques qui ont fait le buzz un moment, ont disparu trois saisons après. C'est comme ça, la mode, un claquement de doigts. »
Simon Porte Jacquemus, créateur de mode
Le voisinage est pas mal non plus à SoHo. Juste en face, une boutique Chanel est actuellement en travaux. Cette même semaine, il y a aussi le pop-up store des produits à l’effigie de la chanteuse Billie Eilish, qui donne plusieurs concerts au Madison Square Garden. On dit que ce matin-là, alors qu’elle s’y rend en voiture, elle est agréablement surprise de voir la foule qui s’est déplacée… avant de comprendre que c’est pour le Français… « Anna » l’avait dit à Simon : « Octobre, c’est le meilleur moment pour ouvrir une boutique dans ce quartier. » Anna ? Wintour, évidemment. La papesse du groupe Vogue qui lui a remis la médaille de Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres en mars à Paris, suit de près l’évolution du jeune Simon. Notamment depuis qu’il vient sur son terrain de jeu américain. Car, après New York et Londres (où il ouvre un magasin dans un hôtel particulier sur New Bond Street le 15 novembre), il s’établira sur Melrose Avenue, à Los Angeles le 20 mars avec « un concept de cabine d’essayage géant, moins onéreux et plus facile à mettre en œuvre que cette adresse new-yorkaise, davantage dans l’esprit de celle de l’avenue Montaigne ».
Son premier souvenir de NYC ? « Par le biais de ma mère, qui y était allée quand j’avais 14 ans. Elle m’avait rapporté des Converse avec le drapeau américain en me disant : “Si un jour tu vas à New York, tu y resteras.” Elle m’avait dit aussi : “Et va dans une boutique Calvin Klein, les vendeurs sont trop beaux.” » (Rires.) Cette mère dont il a si souvent parlé, disparue tragiquement dans un accident de voiture quand il avait 18 ans. « Par ailleurs, je n’ai jamais été particulièrement attiré par l’esthétique américaine, mais je me sens bien à New York. La première boutique au monde à vendre Jacquemus était ici, c’était Opening Ceremony. Moi, j’y suis venu pour la première fois assez tard, il y a une dizaine d’années, quand nous avons commencé à être vendus chez Dover Street Market. Je me suis rattrapé depuis… Il y a deux ans, j’ai décidé de me concentrer sur ce marché, car, pour être honnête, il existe beaucoup de marques outre-Atlantique qui marchent sans avoir grand-chose à raconter. Je suis convaincu que nous avons notre place, avec notre histoire, notre produit, notre positionnement prix. Un journaliste du New York Times me disait qu’on était très recherchés ici pour des occasions particulières, des mariages, des cérémonies. Et puis on habille toutes les stars américaines. » Certaines assistent même à ses défilés, de Gwyneth Paltrow à Julia Roberts, de Kylie Jenner à Kristin Davis et aux Beckham (certes Britanniques, mais vivant ici).
Pourtant, encore récemment, Simon Porte Jacquemus, qui a bâti sa marque via son e-shop, nous jurait ses grands dieux que jamais il n’ouvrirait de points de vente physiques. Se serait-il embourgeoisé ? « Je le pensais vraiment, j’aimais cette posture plus légère et libre de marque digitale, sourit-il. Mais, au fur et à mesure, j’ai compris qu’on ne peut pas exprimer de la même façon son identité sur internet, et qu’il existe un seuil en termes de sophistication de produit et de prix. De l’autre côté, nous n’avons pas toujours eu de bonnes expériences dans les “department stores” où nous étions vendus. Certains n’étaient pas au niveau, présentant des vêtements qui n’étaient pas repassés… Nous avons donc testé notre propre première boutique avenue Montaigne il y a deux ans sans savoir si elle serait pérenne. Et on a pu y instaurer notre idée de l’accueil, avec le sourire et le café. Au regard du succès, j’ai été convaincu de l’importance de ce qu’on appelle le “brick and mortar” (“commerces avec pignon sur rue”, NDLR). C’est une des règles de l’industrie de la mode qui est très codifiée. »
Une industrie qui ne fait pas de cadeaux, dont les champions s’appellent LVMH, Chanel, Hermès, Kering, propriétaires de maisons fondées il y a plusieurs décennies, certaines plus d’un siècle. Ne venant pas du sérail et n’ayant pas fait d’école de mode, Simon Porte Jacquemus a avancé à l’instinct, mais s’est bien entouré. En 2016, le média spécialisé BoF publiait l’article « Jacquemus : Bigger Than You Think » (« Jacquemus : plus gros que vous ne pensez ») et révélait ses 4 millions de chiffre d’affaires, qui faisaient taire les sceptiques considérant sa marque comme un phénomène d’Instagram voué à disparaître. « Il est vrai que notre façon de raconter des histoires en permanence, d’“entertainer” les gens ont conduit certains à nous résumer à une marque marketing. Je pense autrement aujourd’hui que je suis suffisamment établi, mais, à l’époque, je n’avais pas d’autres choix que de me rendre visible. Je n’avais pas de budget marketing ni de parfums, dont les ventes paieraient mes défilés. C’est dur de faire du bruit tout le temps, et beaucoup de jeunes marques qui ont fait le buzz un moment, ont disparu trois saisons après. C’est comme ça, la mode, un claquement de doigts. » Il joint le geste à la parole. Lui n’a pourtant cessé de grandir, atteignant en 2023 un chiffre d’affaires de 270 millions d’euros. En revanche, 2024 et l’année à venir seront plus compliquées pour lui comme pour la majorité des acteurs du secteur, en prise avec le contexte économique. « Sans compter qu’avec les Jeux olympiques, l’avenue Montaigne a subi le recul des visiteurs de plein fouet cet été. En réalité, on ne s’en sort pas mal en tant que plus petite maison de l’avenue, avec des prix plus accessibles et donc un panier moyen inférieur. »
« Pour moi, les iconiques doivent être déclinés de la vision d'un créateur et pas l'inverse » .
Simon Porte Jacquemus
Ces derniers mois, il a connu l’ascenseur émotionnel entre le bonheur de devenir père et la pression des nouveaux enjeux de cette « petite » grande maison, la chaîne de production, la qualité, les livraisons, les stocks… « Je suis très conscient du chemin qu’il nous reste à parcourir. Et je me réveille tous les matins en voulant offrir un meilleur produit. Nous avons fait rapatrier tout le cuir dans les usines italiennes où sont les grandes maisons tout en essayant de garder des prix attractifs. » Il a dû aussi structurer l’entreprise, passée de 100 employés en 2023 à 350 aujourd’hui en recrutant des personnes « venues de grosses machines à plusieurs centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires », qui connaissent les bonnes pratiques sans être formatées. « Mais après tous ces mois, pour être franc, ça me manque de ne pas être “plus” designer. Une maison a besoin de création, sinon elle ne raconte plus rien. Je ne pense pas que nous pouvons nous contenter de faire du business avec un vestiaire commercial comme le ferait une marque qui aurait 500 boutiques à achalander ! Pour moi, les iconiques doivent être déclinés de la vision d’un créateur et il ne s’agit pas de faire l’inverse en se disant : “Tiens, on a besoin d’une veste, et on va rajouter un bouton rond et un carré.” Comme le fut la collection des Santons de l’été 2017, le défilé des Sculptures de l’été 2024 est pour moi fondamental, je suis très fière de la veste Ovalo, à la ligne un peu sablier, avec cette épaule ronde, comme une veste Bar moderne. Je veux répliquer l’idée de cette Ovalo dans les autres catégories, le bon cardigan par exemple, de belles pièces soignées pour tous les jours, à la fois intemporelles sans renier ma culture pop. Et, évidemment, il faut aussi un “super merch”, comme ces sweat-shirts souvenirs de l’ouverture à New York, ça c’est du pain bénit ! »
Désormais, Simon Porte Jacquemus est lui aussi un personnage de l’industrie. « J’en connais les ficelles et je veux m’amuser avec. Lorsque nous discutons avec des acteurs de l’industrie et qu’ils apprennent que nous ouvrons toutes ces boutiques par nous-mêmes, de manière indépendante et sans investisseur, ils nous disent que c’est du jamais-vu ! » Mais l’exercice a ses limites, et il est temps pour la marque, qui a désormais quinze ans, de passer à l’étape supérieure. « C’est effectivement le bon moment pour trouver le soutien d’un investisseur qui nous aidera à aller plus loin dans le retail autour du monde, aux États-Unis, en Asie et en Europe en général. Je tiens à mon indépendance, je veux transmettre l’entreprise à mes enfants, mais j’ai besoin de briser le plafond de verre en trouvant le bon partenaire qui restera minoritaire. C’est une étape très positive pour Jacquemus et les équipes. Nous sommes bien avancés sur la question, même si je ne peux pas encore en dire plus. Nous sommes aussi en réflexion pour nous diversifier dans la beauté. Jacquemus a tout pour être une super marque de beauté, nous avons l’univers, l’art de vivre et la magie pour le faire. »