«Des films comme ça, on n’en voit pas beaucoup dans sa vie» : The Brutalist, le film choc sur le rêve américain et ses mirages

Le générique défile à l’horizontale. The Brutalist  ne sera pas un film comme les autres. Sa durée le pose déjà hors du lot : trois heures et demie, avec un entracte où les secondes s’égrènent à l’écran, fouettant l’impatience des spectateurs. En 1947, un architecte hongrois, rescapé de l’holocauste, débarque à New York. Le bateau entre dans le port, Laszlo Toth (Adrien Brody) sort de la soute pour émerger sur le pont, découvre avec un pauvre sourire dubitatif la statue de la Liberté. La caméra la cadre à l’envers. Traduire : le rêve américain est sens dessus dessous.

L’immigrant a laissé derrière lui sa femme Erzsébet et sa nièce Sophia, coincées à Budapest pour des raisons bureaucratiques et qui doivent le rejoindre. Une rencontre tarifée avec une prostituée lui offre un aperçu des mœurs du Nouveau Monde. À Philadelphie, un cousin lui propose de travailler avec lui dans sa boutique de meubles. L’ancien disciple du Bauhaus se contente de cet emploi subalterne. Attila a anglicisé son nom de famille. Miller sonne mieux que Molnar, non ?

Une aubaine se présente lorsque le rejeton d’un milliardaire les embauche pour transformer en bibliothèque le poussiéreux bureau de leur manoir. Laszlo revoit la pièce de fond en comble, modèle l’espace et la lumière, en fait une retraite épurée, d’un modernisme insolent et tranquille. Fureur du magnat qui vire sur-le-champ les responsables, sans même les payer - en plus, ils sont accompagnés d’un Noir. Laszlo se drape dans sa dignité. Le cousin en profite pour le virer, son épouse catholique n’y étant pas pour rien. Voilà Laszlo contraint de pelleter du charbon sur un chantier.

Maturité et ambition

C’est là que le richissime le retrouve, après avoir lu un reportage sur les œuvres de l’architecte dans un numéro de Look. Pardon, mille excuses. Laszlo est la personne idéale pour le projet qu’il a en tête : construire au sommet d’une colline un complexe regroupant auditorium, gymnase et église. Tope là. Carte blanche et somme rondelette à la clé. Lazlo est assez aux anges. Du béton à la tonne, le soleil projetant la forme d’une croix sur l’autel, tel est le programme. Ce Van Buren (Guy Pearce) se révèle un mécène. Par-dessus le marché, il s’engage à faire venir Erzsébet et Sophia en Pennsylvanie. La suite ne sera pas aussi rose. Sa femme est dans un fauteuil roulant. La nièce garde un silence de mort.

Pour son troisième film, Brady Corbet a vu les choses en grand. La démesure lui convient. The Brutalist avance avec la sûreté d’un fleuve, charrie des thèmes par centaines. Pour quelqu’un de 36 ans, sa maturité et son ambition sidèrent. Sur un sujet voisin, il a réussi ce que Coppola a raté avec Megalopolis . Le cinéaste utilise tous les moyens à sa disposition, musique lancinante, extraits d’archives, lettres lues en voix off. Il y a ici le souffle d’un roman à la Theodore Dreiser. On songe au Rebelle de King Vidor, où Gary Cooper incarnait une sorte de Frank Lloyd Wright.

Corbet s’inspire visiblement de Paul Thomas Anderson, même souffle épique, même maîtrise. Il sait filmer l’inquiétude et la menace comme dans Le Fils de Saul. Le talent éclate à chaque plan. Le moindre détail est pensé. Ce portrait d’un intraitable, ce tableau d’une époque, cette radiographie d’un pays forcent l’admiration. Il y est question d’intégrité, d’antisémitisme, de la trace qu’on laisse. Les responsables locaux tordent le nez. Quels compromis accepter pour pouvoir continuer à se regarder dans la glace ?

Un chef-d’œuvre

Adrien Brody traverse ce périple avec une intensité farouche, un accent paprika qui lui sert de passeport, l’esprit submergé de ténèbres. Il brûle d’un feu intérieur. En autocrate mielleux et éruptif à la fois, Guy Pearce, moustachu et gominé, a de faux airs de Clark Gable. Il joue le commanditaire retors et capricieux, cachant des abîmes de perversité. Le passage en Italie constitue un uppercut, avec cet ancien partisan arrosant le marbre de Carrare pour en souligner la texture et cet épisode brutal et aviné qui conclut un pacte faustien.

Fitzgerald avait raison : les riches sont différents. Jusqu’au bout, Laszlo restera un étranger, et pas seulement parce qu’il est juif. Alcoolique et drogué, il n’était pourtant pas un saint. Quel choc ! Brady Corbet a bâti à lui seul l’équivalent d’une cathédrale sur pellicule. Il n’avait pas le choix : il fallait qu’il soit génial. Mission accomplie. Il montre l’horreur et la beauté, la détresse et la violence. Des films comme ça, on n’en voit pas beaucoup dans sa vie. Un film pareil, on n’en réalise qu’un dans sa vie.

La note du Figaro : 4/4