« Lorsque le couteau est tombé / Le crime a changé de côté. » Nul n’a résumé plus efficacement l’indignité de la peine de mort que Jean-Loup Dabadie à travers les paroles de L’Assassin assassiné. Le titre retentira à l’occasion de la panthéonisation de Robert Badinter, jeudi 9 octobre. Après Arthur Teboul entonnant L’Affiche rouge de Ferré, lors de l’entrée de Missak Manouchian au Panthéon, Julien Clerc interprétera cette chanson qui a eu valeur de plaidoyer en faveur de l’abolition.
« Robert Badinter m’a dit que ma chanson faisait plus pour la lutte contre la peine de mort que des dizaines de discours », se souvient Julien Clerc dans La Tribune Dimanche . Le musicien se dit « fier » et « honoré » d’avoir à reprendre ses six couplets en cette occasion. Quarante-cinq ans plus tôt, il hésitait à les interpréter. L’Assassin assassiné est une chanson qui a failli ne jamais exister.
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Un jour de 1978, Jean-Loup Dabadie et Julien Clerc n’arrivent pas à travailler. Ils devisent de la peine de mort - la dernière exécution a eu lieu en septembre de l’année précédente - et commencent à jeter des idées sur le papier, ainsi que le racontera Dabadie à la télévision.
Écoutez, Robert, je vous prends comme juge de chaise. Julien a des réticences, est-ce que je peux vous lire les paroles de ma chanson au téléphone ?
Jean-Loup Dabadie à Robert Badinter
Le parolier imagine une mise en abîme. Un auteur au cœur lourd qui ne parvient pas à écrire une romance. « Le matin même, à la Santé / Un homme, un homme avait été / Exécuté / Et nous étions si tranquilles (...) Qu’on me pardonne / Mais on ne peut certains jours / Écrire des chansons d’amour. » Dans les autres couplets, il décrit la solitude du condamné à mort et la brutalité de la guillotine : « Le sang d’un condamné à mort / C’est du sang d’homme, c’en est encore. »
Seulement, Julien Clerc recule avant de l’enregistrer. Il n’est pas un « chanteur engagé » et ne tient pas à le devenir. Il craint, aussi, d’être artificiellement comparé à Michel Sardou qui venait de faire l’éloge - « Aucun Dieu ne m’apaisera / J’aurai ta peau, tu périras » - de la peine de mort dans Je suis pour (1976). « Nous étions horrifiés que l’on puisse nous soupçonner d’une exploitation commerciale d’un sujet aussi grave », expliquera Dabadie. La chanson reste dans les tiroirs du génial scénariste de César et Rosalie.
« Julien a eu un blocage », se souvenait Jean-Loup Dabadie, en 2012, dans un riche podcast produit par l’Institut de France. Le futur académicien a eu une idée : demander l’aide de Robert Badinter, lui-même. « Je lui dis : “Écoutez, Robert, je vous prends comme juge de chaise. Julien a des réticences, est-ce que je peux vous lire les paroles de ma chanson au téléphone ?” (...) Je les lui lis et Robert me dit des choses très agréables en insistant : “Qu’il la chante, qu’il la chante, c’est votre façon à tous les deux de nous aider”. »
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Hésitations, tout de même. Clerc demande à Dabadie, qui lui a offert certains de ses textes les plus célèbres, si un autre ne pourrait s’y coller. Reggiani ? « Nous voilà partis avec Julien, sa partition, et moi mes paroles. Serge nous accueille très gentiment, Julien se met au piano et commence à chanter avec une telle émotion qu’à un couplet de la fin, Serge éclate en sanglots, boit un coup de Bordeaux. Julien va tout de même jusqu’au bout de la chanson et, là, Serge nous dit : “Je ne pourrai jamais la chanter car je ne pourrai jamais aller jusqu’au bout”. »
Souvenirs d’une plaidoirie
Jean-Loup Dabadie aura finalement raison des atermoiements de Julien Clerc. Il lui demande, au dernier moment ou presque, de l’interpréter à la télévision dans l’émission L’Invité de FR3, en janvier 1979. Le musicien, cheveux bouclés au-dessus du piano noir, y fait forte impression, comme on le voit sur les images conservées par l’INA. Les appels au standard se multiplient. Clerc l’ajoute à son répertoire, avant de la graver à l’automne 1980 sur l’album Sans entracte.
Entretemps, il avait vécu une expérience profondément marquante. Le 11 mars de cette année-là, il a assisté au procès d’assises de Norbert Garceau, à Toulouse. Un sinistre tueur récidiviste. Le futur ministre de la Justice de Mitterrand prend en charge sa défense et, à travers elle, livre un nouveau manifeste abolitionniste. « L’ambiance au tribunal était tendue, violente, le public se bousculait et était pour la peine de mort. Dans ce contexte, la plaidoirie de Badinter avait été impressionnante », explique Clerc dans Le Parisien.
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Le chanteur, contrairement à 61 % des Français à l’époque, s’oppose alors à la peine de mort et l’exprime publiquement. « Pour rester abolitionniste après ça (le procès de Norbert Garceau, NDLR) - et je veux le dire tout de suite, je le reste bien sûr -, je crois qu’il faut du courage, qu’il faut s’accrocher désespérément à l’idée de dignité de la société, qu’on ne peut pas répondre à la mort par la mort », témoignait-il, en mars 1980, à la télévision sous le regard de Robert Badinter. Le socialiste le félicitera dans une lettre d’avoir chanté L’Assassin assassiné aux couplets qui tombaient comme des couperets.