Le face-à-face entre des trésors de l’Égypte ancienne et de l’art contemporain africain vaut-il le déplacement à Bruxelles ?

Avec ses 100 000 visiteurs par an, la Villa Empain est un lieu culturel phare de Bruxelles. Chef-d’œuvre de l’Art déco, cette propriété, ancienne ambassade de l’URSS, rénovée par la fondation Boghossian, est désormais un centre de dialogues entre l’Orient et l’Occident. À elle seule, cette villa avec sa piscine, sa résidence d’artistes, son restaurant vaut le déplacement. L’intérieur avec ses marbres polis, ses bronzes dorés, ses bois précieux et ses ferronneries est à couper le souffle.

Jusqu’au 5 septembre prochain, on peut y admirer des antiquités égyptiennes dialoguer avec des œuvres d’artistes africains contemporains. À plusieurs millénaires d’intervalle, les deux se répondent sur la thématique du regard. Ces 130 œuvres sont prêtées par le milliardaire suisse Jean-Claude Gandur. Ce dernier ouvrira son musée à Caen en 2030.

Ghizlane Sahli, La Plume, le papier et le parfum (2025) : 49 lianes de laines composées de déchets plastiques brodés de fils de soie et de fils d’or, fragrance développée en collaboration avec la Maison Guerlain. Silvia Cappellari

Dans le grand hall de réception, un parfum musqué guide le visiteur vers une œuvre gigantesque faite de 49 lianes en laine entrelassées. Ses clins d’œil aux roseaux, au papyrus et au lotus sont un hommage au Nil. L’artiste marocaine Ghizlane Sahli a mêlé le passé des pharaons qui fait tant rêver à la pollution actuelle du fleuve. Si l’on se penche au-dessus des racines, les alvéoles cousues de fil d’or dévoilent des bouteilles d’eau en plastique. Dans l’escalier qui mène aux étages, une photo dans les tons bleus de l’égyptien Youssef Nabil attire l’œil. On sent la nostalgie de l’exil, l’influence de l’âge d’or du cinéma égyptien.

Dans une percée du bâtiment, un homme se dédouble en noir et en blanc. Le Marocain Mahi Binebine dépeint souvent des personnages tortueux pris dans leurs contradictions. Sur la gauche de la verrière, voici les premières antiquités égyptiennes. De profil, une femme qui a vécu sous le règne d’Amenhotep III porte la typique lourde perruque noire, de nombreux bijoux colorés, une robe de lin fin. Cette peinture murale a été retrouvée dans une tombe privée près de Louxor. La dame regarde son pendant masculin qui trône un peu plus loin. L’un comme l’autre a le regard fardé de khôl. Dans la salle de bains attenante, on découvre un drôle de poisson. Cette palette servait à broyer les pigments pour fabriquer du fard. Juste à côté, un bâtonnet de khôl est identique à ceux d’aujourd’hui.

Hommage au Nil dans la salle de bains

Buste de Ramsès II, 2e moitié IIe millénaire avant J.-C. Fondation Gandur pour l’Art, Genève © Thierry Ollivier

De l’autre côté de la verrière, la mort s’est emparée de la salle d’escrime toute en longueur du baron. Chez les Égyptiens, pour survivre dans l’au-delà, le corps du défunt devait être momifié pour être préservé, son nom gravé pour ne pas être oublié et ses sens retrouvés. Il fallait notamment lui rendre la vue. Plusieurs siècles séparent un sarcophage en bois jaune représentant le dieu Osiris qui régnait sur l’au-delà et le masque de momie d’une femme au regard doux et au visage doré. Toute en mosaïque bleue, la salle de bains de Madame rend hommage au Nil. Sous le regard d’un hippopotame et d’un crocodile, huit personnages voguent sur une barque sculptée d’un seul tenant. Déposée près d’une momie, celle-ci permettait au défunt de voyager à titre posthume pour le plaisir.

Sous leurs noms écrits en hiéroglyphes, Ramses II et Alexandre le Grand trônent dans la pièce suivante. Le face-à-face avec les photos si colorées et contemporaines d’Ocom Adonias est particulièrement réussi. Ses inconnus assis en tongs devant une boutique portent eux aussi le Nemès, le couvre-chef rayé des pharaons surmonté d’un cobra. Une façon pour le photographe ougandais de réécrire l’Histoire où l’on retient toujours les noms des plus puissants aux dépens des plus modestes. Autre salle réussie : celle dédiée à l’œil du dieu Rê. Un tableau du marocain Omar Mahfoudi met en scène un disque solaire. Ses rayons caressent le corps d’un homme allongé ou le tue à petit feu dans le désert ? Mystère.

La chambre de Madame dédiée aux animaux

«Tête du bélier d’Amon», la pièce préférée de Jean-Claude Gandur. VIIIe - Ve siècle avant J.-C. Silvia Cappellari

À côté, une statuette datant de 664-342 av JC représente la déesse Ouadjet. Celle-ci avait été envoyée sur terre par Rê pour punir les humains de s’être rebellés. De son regard bleu et blanc, cette lionne s’apprête à anéantir l’humanité. Elle finira par se transformer en gros minet. La chambre de Madame dédiée aux animaux amusera tout autant les familles. C’est ici qu’est installé le bélier en bois au regard fascinant, la pièce préférée de Jean-Claude Gandur. La sculpture si gracieuse de l’oie sur le point de quitter le sol est également une merveille.

En face, le tableau du sénégalais Omar Ba avec son oiseau pris au piège symbolise le difficile passage des frontières. Son félin partiellement ligoté qui renferme des tirailleurs sénégalais rend hommage à ces hommes partis combattre en 1915, si loin de chez eux. Dans le couloir, la photo de la femme au fouet, allongée dans un bateau prenant l’eau fait référence au naufrage du SS Mendi. Le photographe sud-africain Mohau Modisakeng fait référence à ce drame de 1917 où plus de 650 passagers périrent. Sa photo est également un écho à la traite des esclaves noirs et aux migrants d’aujourd’hui. La visite s’achève par une série de masques disposés le long de baies vitrées au rez-de-chaussée. Certains comme celui fait en tonneaux des chais de Bourgogne par Julien Vignikin et le bidon jaune renversé de Romuald Hazoumé lui aussi né au Bénin font sourire. Ceux du mozambiquai Gonçalo Mabunda, faits de douilles, d’obus et de crosses de fusils sont nettement plus sombres. Si les antiquités égyptiennes sont un classique et qu’il y en a bien davantage au Louvre, au British Museum ou à Turin, cette exposition vaut surtout pour les découvertes de Jean-Claude Gaudur et de la conservatrice Olivia Fahmy de la Fondation Gandur dans l’art contemporain africain. Voir ces œuvres qui restent longtemps en mémoire dans l’écrin de la Villa Empain est un vrai plus. Faut-il y aller ? Un grand oui.

> > Jusqu’au 5 septembre. Visite de l’exposition et concert électro au bord de la piscine chaque dernier vendredi du mois. Villa Empain, Fondation Boghossian . 67, avenue Franklin Roosevelt. Bruxelles.