En 2024, la réalisatrice sud-coréenne et canadienne Celine Song recevait deux nominations aux Oscars pour son premier long métrage, le bouleversant Past Lives, sur une relation triangulaire où une femme retrouve son amour d’enfance après 24 ans d’absence. Un an plus tard, la cinéaste revient avec Materialists, en salles en France à partir du 2 juillet.
Lucy, incarnée par Dakota Johnson, travaille dans une agence matrimoniale. Dans la même soirée, elle rencontre Harry (Pedro Pascal), un homme richissime, mais voit aussi revenir John (Chris Evans), son ex, serveur et comédien fauché. Il lui faut alors choisir entre un homme « parfait » selon les critères de son agence, et son premier amour. Elle qui passe ses journées à vendre les relations comme des échanges commerciaux voit son choix initial remis en question après l’agression dont est victime Sophie (Zoë Winters), une de ses clientes. En deux films, Celine Song s’est déjà affirmée comme l’une des plus fines analystes de l’amour et des relations dans notre société moderne. Entretien.
Votre deuxième film, Materialists, reprend les codes des comédies romantiques, sans vraiment en être une. Quelle relation entretenez-vous avec ce genre ?
C’est un genre que j’aime et que je respecte beaucoup, même si ces films sont malheureusement sous-estimés. Ils sont trop souvent décrits comme des simples moyens d’échapper à la réalité. J’aime les comédies romantiques qui ont du sens. Je savais que je faisais une romance moderne quand j’ai commencé à travailler dessus, jusqu’à ce qu’un jour, quelqu’un me dise que c’était une comédie romantique ! Mais en est-ce vraiment une ? Tout dépend de la définition qu’on donne : Faut-il une fin joyeuse ? des blagues ?
À la réflexion, Jean-Luc Godard est un maître de la comédie romantique, comme Agnès Varda. Quelqu’un m’a expliqué que Phantom Thread (un film de Paul Thomas Anderson, NDLR) était une comédie romantique. J’ai trouvé cette analyse hilarante. Mais on peut considérer que ce film en est une avec ses moments drôles et sa fin heureuse.
Dans vos deux films, Past Lives et Materialists, l’amour occupe une place centrale. Qu’est-ce qui rend ce sujet si intéressant à vos yeux ?
C’est un thème universel. Aux États-Unis, les spectateurs voient de moins en moins de romance au cinéma. Ces films sortent souvent directement en streaming. Materialists figurent parmi les seuls à être destinés aux salles de cinéma. À l’inverse, dans le cinéma français, l’amour est central, et la réaction du public m’intéresse beaucoup.
Comme le personnage de Lucy (Dakota Johnson), vous avez été entremetteuse. Comment en êtes-vous arrivée là ?
À l’époque, j’étais dramaturge. Je ne pouvais pas payer mon loyer, il me fallait un petit boulot. New York est une ville de rêveurs. Tout le monde est pauvre et a besoin d’un travail supplémentaire. C’est donc un marché très compétitif. J’ai essayé d’être barista, mais il fallait avoir 10 ans d’expérience… pareil pour la vente… En rencontrant une amie entremetteuse, je me suis dit que c’était peut-être une bonne idée.
« On veut être avec quelqu’un de remarquable, en espérant que son aura ruisselle sur nous. »
Que retenez-vous de cette expérience ?
En 6 mois, j’ai plus appris sur les gens et ce qu’ils ont dans leur cœur que pendant tous les autres moments de ma vie. Quand on est entremetteuse, les gens sont vraiment honnêtes avec vous, encore plus que face à un psy. Ils me disaient quel type de partenaire ils voulaient, un peu comme quand on veut acheter quelque chose ou qu’on parle à un agent immobilier. La manière dont les gens parlent de ce qu’ils imaginent être l’amour de leur vie m’a vraiment choquée.
L’amour ne peut être décrit avec des chiffres. C’est quelque chose de profondément mystérieux et miraculeux. Et quand ça arrive, vous ne pouvez que dire oui. Les recherches de mes clients étaient largement motivées par l’aspect financier. C’est lié à nos anxiétés de classe. On se dit : et si, au lieu d’avoir quelqu’un qui m’aime, j’obtenais un peu de soutien financier ? Cette peur motivait vraiment tous mes clients. J’ai beaucoup appris de cette expérience, et je savais qu’en quittant ce boulot j’écrirais à ce sujet.
Comment ce travail a-t-il influencé votre vision des relations amoureuses ?
Ça m’a sensibilisé à la manière dont nous nous objectivons. À chaque fois que j’entrais dans une pièce, je devais être capable d’identifier la valeur de chacun sur le « marché » des rencontres. En à peine six mois, je parlais des gens comme des objets. Et même maintenant, je sais ce que les gens veulent. Je connais la réponse à des questions comme : pourquoi les femmes veulent-elles d’un homme qui fait plus de 1m80 ? C’est simple, chacun veut se sentir valorisé.
On veut être avec quelqu’un de remarquable, en espérant que son aura ruisselle sur nous. Tout ça n’a rien à voir avec l’amour. On devient une simple marchandise. D’où la réplique de Lucy : « Je ne suis pas une marchandise, je suis une personne. » Quand on se voit comme une marchandise ou un objet, toute sa vie est tournée vers la quête de sa propre version améliorée. C’est là qu’arrivent le Botox ou la chirurgie esthétique.
On parle de relations comme d’acquisitions. On veut un gars qu’on peut afficher sur Instagram. Mais toute cette objectivation des êtres humains mène à de la déshumanisation, et toujours à une fin violente. On le voit avec le personnage de Sophie (Zoë Winters), cliente de Lucy, mais aussi dans un autre genre avec Harry (Pedro Pascal). On s’éloigne le plus possible de ce qui nous rend humain et c’est déchirant. Notre manière de nous considérer, de nous prendre en charge, voilà le « vilain » de mon film.
Que dit l’omniprésence des applications de rencontres de notre société ?
Tomber amoureux c’est être frappé par la foudre. Et les applications, comme les agences matrimoniales, ne sont que des bouts de métal que l’on sortirait en plein orage. Si vous restez caché chez vous, les chances d’être frappé par la foudre sont moindres qu’en sortant avec des tiges métalliques. Mais le gros problème c’est que ces outils peuvent exclure des personnes pour lesquelles vous auriez pu ressentir quelque chose. Par exemple, vous pouvez choisir des critères d’âge, de taille ou de salaire… ou alors c’est l’algorithme qui le fait à votre place.
Avez-vous ressenti une forme de pression après le succès de Past Lives ?
Chaque film doit être le meilleur. On n’imagine pas des gens dire après un cinquième film raté : « c’est le cinquième film, pas le deuxième, donc ce n’est pas grave. » Le succès incroyable de Past Lives m’a surtout ouvert beaucoup de portes pour faire le deuxième film que je voulais. Ça m’a donné plus d’autorité et plus de ressources. Donc que des bonnes choses.
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