Procès Sarkozy : L’exfiltration de Bechir Saleh, un libyen aux lourds secrets

Le 3 mai 2012, à 20 h 12, un avion décolle de l’aéroport du Bourget en direction de Niamey, capitale du Niger. À son bord, un homme que les nouvelles autorités libyennes recherchent pour des détournements supposés d’argent public. Ancien directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi -tué le 20 octobre précédent-, homme-clé des relations franco-libyennes, cet homme c’est Bechir Saleh. Au lendemain de la chute de Tripoli, bien que fiché par Interpol, l’ancien dignitaire libyen avait trouvé secrètement refuge en France, après un passage par la Tunisie. La Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), dirigée par Bernard Squarcini, lui avait fourni une autorisation de séjour provisoire. À Paris, il était logé avenue Foch dans deux luxueux appartements : un pour sa famille, un pour sa maîtresse. « C’est le seul dignitaire libyen à avoir pu trouver refuge en France », rappelle le procureur Quentin Dandoy, poursuivant son réquisitoire fleuve dans le procès du financement présumé de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007.

L’homme qui en savait trop

Mais pour le camp Sarkozy, la présence du Libyen est soudain devenue problématique. Le 28 avril 2012, Mediapart a publié une note, attribuée à l’ancien chef des services du renseignement libyen Moussa Koussa et adressée à Bechir Saleh, qui affirme que le régime libyen a financé la campagne de Nicolas Sarkozy à hauteur de 50 millions d’euros. Le lendemain de cette publication, l’ancien Premier ministre libyen Choukri Ghanem, dont les carnets intimes confirment l’existence d’un financement de campagne, est retrouvé mort dans le Danube. Le 30, des journaux français révèlent la présence de Bechir Saleh à Paris. Le 1er mai, Nicolas Sarkozy affirme à des journalistes que Bechir Saleh sera interpellé s’il est sur le territoire national. « Dans le clan Sarkozy, c’est la panique à l’idée qu’il puisse s’exprimer », imagine le procureur Quentin Dandoy.

Bechir Saleh, c’est « l’homme qui en savait trop, poursuit le parquetier. Il avait peut-être des choses à dire ». L’intermédiaire Alexandre Djouhri, le chef du renseignement intérieur Bernard Squarcini, l’avocat de Bechir Saleh, le conseiller spécial du ministre de l’Intérieur : le 3 mai 2012, ces quatre hommes organisent l’exfiltration du gêneur. L’examen de leurs échanges téléphoniques, ce jour-là, donne une idée de la frénésie qui les a saisi. À 16 h 49, Alexandre Djouhri appelle Bernard Squarcini. À 17 h 05, les deux hommes ont un nouvel échange. À 18 h 00, leurs téléphones bornent à proximité de la Tour Eiffel. À 18 h 24, Squarcini éteint son portable. Il le rallume à 18 h 43. À 18 h 44, Alexandre Djouhri l’appelle. À 18 h 46, Squarcini contacte l’avocat de Bechir Saleh. À 18 h 52, nouvel appel de Squarcini à Djouhri. À 19 h 00, Bechir Saleh grimpe avec Alexandre Djouhri dans une voiture, direction l’aéroport du Bourget, où un jet est réservé auprès d’une compagnie dans laquelle Djouhri possède des intérêts. À 19 h 25, l’intermédiaire franco-algérien appelle Squarcini. Bechir Saleh s’enregistre sous le nom d’Alexandre Djouhri. L’avion décolle. Le « clan Sarkozy » peut enfin souffler.

« S’il est sur le territoire national, il sera arrêté », affirme le ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, au lendemain de cette opération secrète -dont son propre conseiller est, selon le parquet, un des organisateurs. « Ces agissements n’ont pas pu être faits sans l’aval de Nicolas Sarkozy », martèle le procureur. Sur ces faits, la version de l’ancien chef de l’État a d’ailleurs varié. « Pendant toute la procédure, Nicolas Sarkozy a formellement contesté avoir joué le moindre rôle dans cette opération », rappelle le procureur. Il a qualifié Bechir Saleh de « non sujet ». « Je ne sais rien des conditions de cette exfiltration », a-t-il affirmé. Une position qu’il n’a pas pu maintenir à l’audience. À la barre, l’ancien chef de l’État a ainsi reconnu « avoir validé l’arrivée de Bechir Saleh en France », rappelle Quentin Dandoy. L’intéressé a pu sortir de Libye « grâce à un accord politique avec le président du conseil national de transition libyen », et il a bénéficié d’un visa « sur accord de l’Élysée ». La « valeur toute particulière de Bechir Saleh » se déduit d’une constatation simple : pour son exfiltration, « c’est la garde rapprochée de Nicolas Sarkozy qui est intervenue ».

Si Bechir Saleh avait été arrêté en France, que se serait-il passé ? « Il n’aurait pas été remis à la Libye, où il risquait la peine de mort », indique le procureur. Avait-il conservé, par devers lui, des éléments de preuve qui auraient pu servir de moyen de pression contre les responsables français ? Le parquet ne prétend pas avoir la réponse. « Il aurait été interrogé par des juges d’instruction sur le financement libyen », avance Quentin Dandoy, qui voit dans son exfiltration urgente l’évidence d’une « association de malfaiteurs ».