«Quel atroce procès!» : le 1er décembre 1944, les tortionnaires du 93 rue Lauriston devant la justice

«C‘était donc ça, la Gestapo française...» Le 1er décembre 1944, douze truands qui sévissaient au 93 rue Lauriston à Paris comparaissent devant la cour de justice de la Seine, créée tout particulièrement pour juger les crimes de la collaboration. «Un tas d‘épaves lamentables, une cordée de repris de justice, d‘escrocs et d‘assassins», comme le décrit à l’époque Le Figaro, qui a racketté, torturé, tué pour le compte des Nazis dans une des officines de la Gestapo. À la tête de «la Carlingue», le malfrat Henri Chamberlin, dit Henri Lafont et Pierre Bonny (ou Bony comme l’orthographie la presse à l’époque), un ancien policier, impliqué dans les affaires peu reluisantes d’avant-guerre dont le scandale Stavisky

Le 11 décembre, neuf d’entre eux sont condamnés à mort. Trois y échappent: l’un a trépassé le matin même d’un coma diabétique, deux autres sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Lafont et Bonny sont fusillés au fort de Montrouge le 26 et 27 décembre de la même année. Au Figaro, le procès est suivi par Edouard Helsey, journaliste star de l’entre-deux-guerres, l’un des premiers grands reporters avec Albert Londres.


Article paru le 2 décembre 1944.

Un affreux prologue

Les deux greffiers avaient dû relayer pour lire l‘acte d‘accusation, qui se déroulait depuis trois heures d‘horloge. On touchait à la conclusion.

Résumant durement les faits qui venaient d‘être exposés, le texte du commissaire du Gouvernement assénait à chaque inculpé une identique et sèche formule juridique qui brillait, avant tout débat, du cruel éclat de l‘évidence. Alors, on vit, à l‘appel de chaque nom, une tête plonger en avant, comme s‘il avait suffi d‘énumérer leurs crimes, pour exécuter d‘avance les douze misérables frileusement serrés sur le banc d‘infamie.

Quel atroce procès! Tout ce qu‘une occupation de quatre années a pu faire fermenter de honteux et de putride s‘étalait dans la lumière crue de la Cour de Justice. C‘était donc ça, la Gestapo française... Un tas d‘épaves lamentables, une cordée de repris de justice, d‘escrocs et d‘assassins, qui avaient fait métier de livrer la France et des Français aux sévices de l‘envahisseur.

On sait comment Chamberlain (sic), dit Normand, dit Dollet, dit finalement Lafont, avait constitué son équipe en faisant libérer par les Allemands des condamnés de droit commun. On sait l‘adjoint qu‘il s‘était découvert en la personne de l‘abject policier Bony.

Les nombreuses audiences qui vont suivre préciseront le rôle de chacun. Encore n‘y examinera-t-on que les actes qui tombent sous le coup de l‘article 75, intelligences avec l‘ennemi, et ne jugera-t-on pas les crimes de certains membres de la bande, comme ceux, par exemple, qui, après avoir violé et tué deux malheureuses femmes, les dépecèrent et les mirent à boullir pour détacher plus aisément la chair des os.

En évoquant les antécédents judiciaires de tous ces inculpés, le président Ledoux brassait horriblement la vase des anciens scandales. Toutes sortes de souvenirs fangeux, ceux de l‘affaire Stavisky, ceux de l‘affaire Prince, et ceux aussi d‘horreurs moins retentissantes, nous donnaient la nausée. Pas un, sans doute, des serviteurs de l‘ennemi que nous avions devant nous ne pouvait mettre en avant la caution d‘un passé vierge. Mais pas un que la défaite française n‘eût enfoncé davantage dans son infamie. Il avait fallu le cataclysme pour ajouter à leur manche d‘apprenti-bagnard le chevron de la trahison. Ce devait être le privilège de cette guerre de dégrader jusqu‘à la boue.

Il n‘y a pas de mots pour exprimer la bassesse de ces visages. Beaucoup de ceux qui sont là, dans des époques plus calmes, se seraient sans doute limités dans de médiocres filouteries. Les circonstances ont projeté vers les cimes du crime ce gibier de correctionnelle. On s‘apitoierait presque devant ces fronts écrasés, ces regards tortueux, ces faces camuses, si l‘énormité de tant de forfaits ne durcissait le coeur le plus indulgent. La «collaboration» se dévoile ici sous son aspect le plus hideux. Nous voyons ce que peut produire une ignominie native dans des temps exceptionnels. Et songez que ces gaillards-là traitaient de pair à compagnon avec un président Laval, avec l‘ambassadeur Abetz !

Deux scélérats

Une figure se détache en relief : celle de Bony. Pendant, toute l‘audience d‘hier, l‘homme n‘a guère relevé le front. Amaigri, disloqué, verdâtre, il exposait à la lumière sa chevelure noire calamistrée. Près de lui, Lafont, blafard, s‘écroulait lâchement. Ce condottière longtemps redouté suait la peur, et sa voix d‘eunuque s‘étranglait quand il fallait articuler un semblant de réponse. Le sang de ses victimes l‘étouffait.

Au cours des prochaines audiences, on reprendra, point par point, les chefs d‘accusation. On entrera dans de détail. Un film fétide de délations, de tortures, de rapines, de meurtres, d‘immondes enrichissements, déroulera devant les jurés d‘abjectes histoires où l’on verra des meurt-de-faim remuer des millions.

Pierre Bonny est fusillé le 27 décembre 1944 au fort de Montrouge. / Bridgeman Images

Pour aujourd’hui, le président Ledoux s‘en est tenu à des interrogatoires préliminaires, condensant en quelques traits significatifs les antécédents de ces malheureux et précisant les charges qui pèsent sur chacun d‘eux. Demain, le vrai drame va commencer.

On questionnera d‘abord le chef, ce Lafont, brutal et visqueux, qui, titulaire de neuf condamnations pour vol, abus de confiance, émission de chèques sans provision et autres peccadilles diverses, passible, à plusieurs titres, de la relégation, avait trouvé le moyen de devenir le gérant de l‘Amicale des Agents de Police, espèce de Vautrin sans génie, déchu de Balzac à Gaboriau.

Mais ce bas scélérat manque lui-même d‘envergure. Bientôt viendra le tour de Bony et puis, plus tard, suivra une seconde charrette. Nous aurons sous les yeux des crapules du plus haut plumage.

Et tous ces gens sont des Français! On rougirait si l’on n‘avait pas le droit de penser aux libérateurs de Paris. Et à ceux de Strasbourg. [...]