Contenu conçu et proposé par 14H, en collaboration avec Lombard Odier. La rédaction du Figaro n’a pas participé à la réalisation de cet article.
L’intelligence artificielle continue de transformer nos sociétés à une vitesse inédite. De la santé à l’agriculture, en passant par l’éducation et la finance, ses applications se multiplient dans tous les domaines. Face aux États-Unis et à la Chine dans la course mondiale à l’IA générative, l’Europe peut-elle tracer une voie alternative et plus responsable ? Deux experts livrent leur vision sur le sujet. Gilles Babinet, entrepreneur et président de la Mission CaféIA et Pascale Seivy, Directrice commerciale chez Lombard Odier France, appellent à une stratégie européenne ambitieuse fondée sur la régulation, la frugalité énergétique et les usages ciblés de l’IA. Cet enjeu de durabilité, au cœur de la vision européenne et porté par des acteurs financiers comme Lombard Odier, a connu un ralentissement en 2025, liés aux incertitudes géopolitiques, à la crise énergétique, et aux arbitrages budgétaires opérés par certains États membres. Malgré ce recul temporaire de l’élan, il reste inévitable et structurant pour l’avenir de l’innovation.
1) Pourquoi l’intelligence artificielle vous fascine-t-elle ? Quel rôle stratégique lui attribuez-vous aujourd’hui ?
Gilles Babinet : Ce qui me passionne, c’est l’interface entre technologies et société. L’IA n’est pas une promesse abstraite, mais une réalité tangible. Elle façonne dès à présent nos manières de produire, d’apprendre, de diagnostiquer ou de soigner. Dans le domaine de la santé, elle révolutionne les pratiques diagnostiques. Dans l’administration, elle amorce un mouvement de désintermédiation radical, porté par l’émergence d’agents intelligents. Quant à l’industrie et à l’agriculture, elles sont déjà largement remodelées par ces outils.
Nous vivons un moment charnière : pour la première fois dans l’histoire, nous passons plus de temps à interagir avec des machines, ou avec les contenus qu’elles génèrent, qu’avec nos semblables. C’est un basculement profond, que certains chercheurs n’hésitent pas à qualifier de troisième révolution anthropologique. Il y a là une rupture majeure, potentiellement porteuse d’une hybridation entre l’humain et la machine. Utiliser ChatGPT, par exemple, c’est déjà vivre une forme d’hybridation cognitive.
Pascale Seivy : Nous sommes au cœur d’un moment de bascule. Une nouvelle révolution est en marche, et je la considère comme un cataclysme, mais un cataclysme positif, à condition de poser les bons garde-fous. L’enjeu est de taille : faire en sorte que cette intelligence artificielle soit non seulement performante, mais aussi souveraine et éthique. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle servira véritablement le progrès humain.
2) Justement, l’Europe fait le choix d’une IA éthique et souveraine. Ce positionnement ne risque-t-il pas de la pénaliser face à la concurrence internationale ?
Gilles Babinet : On accuse souvent la régulation européenne de freiner l’innovation. En réalité, de nombreux travaux d’économistes au premier rang desquels Michael Porter (Hypothèse de Porter) démontrent que la régulation, loin d’être un frein, peut au contraire accélérer les effets bénéfiques de l’innovation. Le choix des États-Unis de ne pas encadrer ces technologies est à mon sens une erreur stratégique, même si je reconnais que la réglementation européenne actuelle peut parfois sembler inutilement bureaucratique. Mais les faits sont là : en l’espace de quelques années, l’Europe s’est dotée d’un écosystème d’intelligence artificielle dynamique. Des acteurs majeurs comme Mistral, LightOn ou Kyutai en France, Aleph Alpha en Allemagne ou encore iGenius en Italie incarnent cette vitalité. La souveraineté numérique passe aussi par cette capacité à structurer une filière solide et compétitive.
Pascale Seivy : La réglementation n’est pas un luxe, c’est une nécessité stratégique. À l’heure où la question de la souveraineté des États revient en force, il est fondamental de poser un cadre clair pour l’IA. Oui, nous parlons d’intelligence artificielle éthique et souveraine, mais encore faut-il en définir précisément les contours. Cela passe à la fois par des textes législatifs ambitieux, comme l’AI Act, et par des usages responsables. L’enjeu n’est pas d’encadrer pour entraver, mais d’encadrer pour orienter. C’est ce qui permettra à l’Europe de développer une IA à la fois performante, respectueuse des valeurs fondamentales et apte à s’imposer sur la scène mondiale.
Passer la publicité3) Comment concilier le développement de l’IA, réputée très énergivore, avec l’urgence climatique ? Peut-elle être une solution sans devenir un nouveau problème ?
Pascale Seivy : Oui, l’IA peut être compatible avec la transition écologique. Il est tout à fait possible de concevoir des modèles bien moins gourmands en énergie. On parle d’IA frugale, et elle existe déjà. Tout l’enjeu est d’encourager son développement à travers une régulation intelligente et une orientation des financements vers les bons usages. La finance durable a ici un rôle clé à jouer : en soutenant les applications de l’IA qui participent à la réduction des émissions ou à l’optimisation des ressources, elle devient un levier stratégique dans la lutte contre le changement climatique. On pense par exemple au déploiement du refroidissement liquide dans les data centers, qui peut réduire leur consommation électrique de 20 à 40 % selon l’Agence internationale de l’énergie (IEA, rapport 2022), ou encore aux algorithmes capables d’optimiser en temps réel la gestion énergétique des bâtiments et réseaux électriques, permettant jusqu’à 15 % d’économies d’énergie (source : McKinsey, “Smart Buildings: How IoT Technology Aims to Add Efficiency,” 2021). L’IA ne doit pas être vue comme un obstacle, mais comme une composante essentielle de la solution.
Gilles Babinet : Le défi énergétique de l’IA n’est pas une fatalité. Il est bien plus facile de créer des modèles sobres lorsque l’on se concentre sur des usages spécifiques. Le problème, aujourd’hui, c’est que les investissements se concentrent sur des IA généralistes de type modèles de fondation, extrêmement consommatrices d’énergie, telles que GPT, Gemini et consorts.
On est dans une logique quasi-messianique : certains rêvent de modèles capables de surpasser l’homme dans tous les domaines et c’est la vision défendue par des figures comme Sam Altman ou Elon Musk. Mais à mes yeux, ce qui compte vraiment, ce sont les IA verticales, conçues pour des domaines bien précis. Dans la santé, la finance durable ou encore la cybersécurité, les résultats sont déjà là. Owkin ou BioNTech, par exemple, utilisent l’IA pour accélérer la recherche biomédicale. C’est ce type de progrès ciblé qu’il faut intensifier.
4) L’Union européenne a-t-elle vraiment saisi l’importance du moment que nous traversons avec l’essor de l’intelligence artificielle ?
Pascale Seivy : Oui, l’Union européenne a lancé de nombreuses initiatives majeures, à commencer par le Green Deal, ou encore la taxonomie verte, qui vise à orienter les financements vers les activités durables. Même si certaines mesures phares ont été récemment affaiblies ou remises en question, l’ensemble demeure un signal fort d’avancement pour notre économie européenne. Ces instruments montrent bien que l’UE entend jouer un rôle moteur dans l’utilisation responsable des nouvelles technologies, et notamment de l’intelligence artificielle.
Gilles Babinet : Les politiques publiques européennes vont clairement dans la bonne direction, mais il reste des freins structurels puissants. Le manque d’intégration des marchés financiers freine la montée en puissance de nos start-up. Et l’extrême fragmentation réglementaire, avec par exemple 27 autorités de protection des données, correspondant aux 27 États membres de l’Union européenne, complique considérablement la mise à l’échelle des solutions.
Passer la publicitéPourtant, l’Europe a toutes les cartes en main. Elle dispose de talents, d’infrastructures, et d’un leadership potentiel sur les enjeux climatiques. À condition de dépasser ses propres blocages, elle peut s’imposer comme le continent où l’innovation technologique se met pleinement au service de l’environnement.
5) À quoi ressemblera le secteur technologique dans vingt ans ?
Gilles Babinet : Aujourd’hui, nous investissons des centaines de milliards d’euros dans l’intelligence artificielle, notamment via l’initiative InvestAI de la Commission européenne, annoncée en février 2025 et visant à mobiliser 200 milliards d’euros pour les infrastructures, les modèles et les usages de l’IA en Europe. Les États membres s’engagent aussi : en France, plus de 109 milliards d’euros ont été promis par des investisseurs privés et étatiques, dans le cadre du sommet IA de Paris.
L’IA va progressivement se diffuser dans tous les pans de l’économie, jusqu’à en devenir une composante structurelle, invisible mais omniprésente. D’ici une génération, le concept même de « secteur technologique » pourrait bien disparaître. On ne parlera plus de la tech comme d’un domaine à part car elle sera intimement intégrée à tous les métiers, à toutes les industries, à toutes les politiques publiques. C’est un basculement comparable à l’arrivée de l’électricité !
Pascale Seivy : Ce mouvement est déjà largement amorcé. Il n’existe plus une seule entreprise qui se crée aujourd’hui sans une composante technologique. Que ce soit dans la santé, l’agriculture, la finance ou l’éducation, la tech irrigue tous les projets, tous les modèles économiques. La technologie et l’intelligence artificielle ne sont plus des domaines réservés aux ingénieurs, ils deviennent une langue commune.