Notre critique de Tardes de soledad: la corrida à l’état pur
Tardes de soledad signifie « Après-midi de solitude ». Un titre évocateur. On pense à Mort dans l’après-midi, éloge de la corrida par Ernest Hemingway. On pense aussi à un autre récit de l’écrivain américain : En avoir ou pas. La bienséance voudrait que l’on écrive « testicules » mais ce serait mentir, passer sous silence la crudité des hommes qui descendent dans l’arène. Ils n’ont que le mot « couilles » à la bouche. « Cojones » en espagnol, ou « huevos » (littéralement « œufs »), plus imagé.
À lire aussi Faut-il être méchant pour être critique (de mode) ?
Cette virilité mal placée rappelle une histoire drôle qui imagine le client d’un restaurant goûtant pour la première fois des couilles de taureau, viande charnue et savoureuse. Il y retourne le lendemain et se voit apporter deux globes de la taille d’une olive. Face à sa déception, le serveur lui explique : « Ce n’est pas toujours le torero qui gagne à la fin. » Une histoire drôle est une fiction. Dans la réalité, le matador a toujours le dernier mot par un coup d’épée fatal. Ou presque. Les premières images de Tardes de soledad le rappellent tragiquement. Dans une arène battue par la pluie, un taureau genou à terre fixe le spectateur. Plus triste que ce regard caméra, on ne fait pas.
Le sable, le sang et la mort
Tardes de soledad n’est pas un film sur la souffrance animale. Il n’est ni pour ni contre la tauromachie. Ou alors tout contre. Au plus près d’un torero et pas n’importe lequel. Roca Rey, né au Pérou, en Espagne depuis ses 10 ans, aujourd’hui âgé de 28 ans et roi de l’arène. Les caméras d’Albert Serra ne le lâchent pas d’une semelle dans sa tournée à travers le pays, de Madrid à Séville. Elles l’isolent du public. Les gradins restent hors champ, invisibles mais sonores. Le brouhaha, la clameur, ou les invectives ne font qu’accentuer le sentiment de solitude du torero.
Des 600 heures de rushs accumulés, Serra ne garde que deux heures de ce qui s’apparente à une seule faena, la série de passes exécutés avec la muleta qui conduit inexorablement à la mort du taureau. Le cinéaste déconstruit la scénographie de la corrida, en même temps que sa dramaturgie. Il la dépouille de son folklore, de son pittoresque. Il n’en garde que son essence, physique et violente. Le sable (« arena » en espagnol), le sang, la mort.
Courage
Pourtant, Roca Rey est très entouré. Dans l’arène, les membres de sa cuadrilla ne cessent d’encourager leur champion entre deux banderilles. Mais Rey n’a pas un regard pour eux. Il n’en a pas plus dans le van qui les ramène à l’hôtel, transpirant et exsangue, alors qu’ils continuent à le flatter (sur ses « cojones », notamment). Les spécialistes d’Albert Serra (il y en a) verront en ce matador et sa cour un avatar des figures de pouvoir déchues qui hantent sa filmographie. Rey fait écho au Jean-Pierre Léaud de La Mort de Louis XIV, Roi-Soleil agonisant, et au Benoît Magimel de Pacifiction. Tourments sur les îles, haut-commissaire de la République en Polynésie française, hagard, voire spectral.
À lire aussi Notre critique de Juliette ou la clé des songes à l’Opéra de Nice, un rêve éveillé
Roca Rey, Narcisse en collant, cherche sans arrêt son reflet dans les glaces, les miroirs et même les vitres de portière – une séquence cocasse le montre en train d’enfiler son costume avec l’aide d’un habilleur qui le soulève du sol comme une poupée. Mais son ridicule de roitelet n’enlève rien à son courage. Sa fatuité s’évanouit dès qu’il met un pied dans l’arène. Blessé à plusieurs reprises, piétiné ou plaqué contre les palissades, à deux doigts de finir embroché, il y retourne à chaque fois, la peur au ventre. Serra saisit l’angoisse du torero au moment de la mise à mort. Celle du taureau aussi, autre solitude de ces après-midi de sable et de sang.
La note du Figaro: 3/4