Vous ne l’avez jamais vue ? Courez-y ! Vous l’avez déjà vue ? Retournez-y ! Créée voici presque trente ans, cette version du Lac des cygnes est à l’Angleterre ce que Les Misérables sont à la France. Un spectacle iconique, mais aussi drôle que tragique. Car, en situant son Lac à la cour d’Angleterre, Matthew Bourne se délecte de ses rituels. Il n’omet rien, ni l’actrice mal élevée qui s’incruste à la cour (le modèle a-t-il servi à Meghan ?), ni le corgi à roulettes tenu en laisse, ni le panneau « Interdiction de nourrir les cygnes » sous lequel le prince, désespéré, punaise son mot d’adieu au monde. En outre, le corps de ballet exclusivement masculin, avec pantalon en plumes à la place du tutu blanc, produit toujours son effet. « Pour moi, Le Lac des cygnes parle d’une personne qui lutte avec son identité et le monde dans lequel elle vit - même s’il s’agit d’un monde assez extraordinaire, car peu de gens font partie de la royauté ! Mais nous pouvons tous nous identifier à une personne qui ne peut pas être elle-même dans la société où elle vit », dit Matthew Bourne. Elizabeth II n’étant pas rancunière, elle avait donné au chorégraphe le titre de sir.
Miroir des sortilèges, le Lac réserve d’abord à Bourne un déluge d’enchantements. Depuis 1987, il dirigeait un modeste groupe de danse contemporaine de six danseurs qui tournait joyeusement ses créations d’une excentricité et d’un kitsch tout à fait anglais dans des petites salles du Royaume-Uni. « En 1992, l’Opéra North m’a commandé un nouveau Casse-Noisette donné avec l’opéra Yolanta », dit-il. Le succès est au rendez-vous, d’où la nouvelle commande d’une relecture d’un autre classique de Tchaïkovski. Bourne choisit le Lac, créé en 1995. Il deviendra le ballet contemporain le plus joué à Londres et Broadway : « À l’origine, cette commande était un projet unique, après lequel nous devions redevenir une petite compagnie. Mais l’engouement a été tel qu’il a été impossible de faire marche arrière ! », dit-il.
À l’époque, on commence à parler ouvertement de l’homosexualité de Tchaïkovski, un siècle tout de même après son suicide. Bourne ne taille pas dans la partition, et, comme Noureev, se souvient de la vie du compositeur dont la plainte hante les violons. Il traite le thème à sa manière : avec humour et finesse, mais sans détour, jouant d’une danse contemporaine qui puise au théâtre et à la puissance expressive des corps. Le Prince, qui se sent différent, accumule les échecs jusqu’à ce qu’il s’éprenne d’un homme-cygne blanc, qui revient à l’acte III en cygne noir, comme un séducteur de femmes.
Au soir de la première, le public se lève, bouleversé, comme c’est encore régulièrement le cas. « Mais, dans les débuts, il y avait des gens, surtout des hommes, qui quittaient la salle. Ils ne supportaient pas de voir l’homme-cygne danser avec le Prince. » Ce qui est sur la scène, en effet, ne ressemble alors à rien de connu. A-t-on jamais démasqué le Prince et montré sa tragédie aussi crûment ? « Il faut dire que ce pas de deux était un choc pour les spectateurs, qui ne savaient vraiment pas à quoi s’attendre », se souvient Bourne, qui, dans les interviews au moment de la création, reste pudiquement sur l’évocation d’un mal-être, sans mettre dessus le mot d’homosexualité.
L’idée de cygnes mâles dont la gestuelle, les chuintements et la bouche ouverte renforcent le côté animal ? « Elle m’était venue à l’esprit comme en rêve. Plus nous l’approfondissions, plus elle devenait intéressante, plus elle prenait une dimension psychologique. » Les cygnes ont donné des ailes à Bourne. Il en reste cependant prisonnier. Depuis, il s’est attaqué à une douzaine d’autres titres connus : de Car Men, Edward aux mains d’argent, Roméo + Juliette ou Les Chaussons rouges, souvent passionnants. Le succès a suivi, du moins en Angleterre, mais le miracle ne s’est jamais reproduit.
Sir Matthew Bourne s’en console : « Au cours de ces trente années, j’ai vu comment cette production a continué à changer des vies, à créer de nouveaux publics et à inspirer de jeunes danseurs. Je suis incroyablement fier de son héritage », dit-il. On le serait à moins : naissance de vocations, tournées autour du monde, deux Tony Awards à Broadway et une consécration inattendue grâce à Billy Elliot. Adam Cooper, danseur qui a créé le Cygne pour Bourne, a aussi interprété Billy adulte sur les écrans.
Pour cette tournée d’anniversaire, Bourne aurait pu revenir au Lac pour adapter la production - magnifiquement refaite - au nouveau visage de la cour d’Angleterre. À bien y regarder, les bibis sont tout de même un peu datés : « Mon Lac n’a jamais eu pour but de représenter des personnages royaux réels spécifiques. Il se déroule intentionnellement dans une époque indéterminée. Cela pourrait être les années 1950, 1960, 1970… jusqu’à nos jours et au-delà. C’est au public de décider s’il souhaite associer ces personnages à des personnalités historiques ou contemporaines. C’est également la raison pour laquelle les personnages n’ont pas de nom dans le programme : ils sont simplement appelés la Reine, le Prince, la Petite Amie. Le flou est intentionnel ! »
Passer la publicité« Swann Lake », à La Seine musicale, à Boulogne (92), du 9 au 26 octobre.