Makoto Yukimura : « Après Vinland Saga, je souhaite plutôt retourner vers la SF »

Le manga historique Vinland Saga a pour toile de fond la colonisation de l’Angleterre par les Vikings danois, au XIe siècle. Thorfinn, un jeune et impitoyable guerrier islandais, rejoint une troupe de mercenaires dans l’unique but d’en tuer le chef, Askeladd, responsable de la mort de son père. Ce n’est que plus tard qu’il se souviendra du Vinland (autour de l’actuel golfe du Saint-Laurent, au Canada), un vaste pays dont lui parlait l’explorateur Leif Erikson pendant son enfance...

Prépublié depuis 2005 au Japon et traduit en France à partir de 2009 par Kurokawa, Vinland Saga compte aujourd’hui 28 tomes et devrait se terminer prochainement. Très documentée et habilement écrite, cette série analyse les racines de la violence chez les Vikings et guide patiemment son héros sur le chemin de la rédemption. Entretien en visioconférence avec l’auteur Makoto Yukimura, en amont de sa venue très attendue au Festival d’Angoulême. Attention, spoilers.  

LE FIGARO. - Quelle est la genèse de Vinland Saga  ?

Makoto YUKIMURA. - Tout a commencé au lycée, en cours d’histoire, lorsque notre professeur nous a parlé des premières personnes non natives d’Amérique à être parvenues sur ce continent, en passant par le Groenland. Cette histoire d’explorateurs islandais m’a vraiment fasciné et, dès cette époque, j’ai eu l’envie d’en tirer un manga un jour futur. J’ai commencé ma carrière avec un manga de SF (le superbe Planètes, publié chez Panini, NDLR), mais j’ai fait ensuite part à mon éditeur de mon souhait d’écrire au sujet des Vikings.

«Mon éditeur de l’époque m’a assuré que raconter une histoire de Vikings sans exploits guerriers n’intéresserait personne...», raconte l’auteur. Makoto Yukimura / Kodansha Ltd

Vous vouliez initialement dessiner une histoire d’esclavage mais cette idée a, semble-t-il, été retoquée par votre éditeur…

En réalité, ce que je lui ai soumis, c’était déjà l’histoire de Vinland Saga, mais je la faisais commencer par l’arc narratif de la ferme aux esclaves. Mon éditeur de l’époque m’a assuré que raconter une histoire de Vikings sans exploits guerriers n’intéresserait personne... Il m’a donc convaincu de prendre la guerre comme point de départ. Moi, fondamentalement, ce qui m’animait dans ce projet, c’était de raconter comment des gens ont mis toute leur énergie pour traverser l’océan et partir à la découverte d’une terre inconnue !

J’ai pris conscience que j’allais devoir raconter l’histoire d’un peuple qui considérait la vie humaine d’une manière très différente de celle de mon propre peuple...

Makoto Yukimura

Quelles sont vos principales sources de documentation sur les Vikings ?

J’ai beaucoup de chance car, au Japon, il existe de nombreux spécialistes des Vikings et de la Scandinavie de manière générale. Je peux me tourner vers une très large littérature scientifique [Makoto Yukimura montre à la caméra L’Encyclopédie de l’âge des Vikings, Le Monde viking et les sagas islandaises traduites par Yukio Taniguchi, « un précurseur des études scandinaves extrêmement célèbre au Japon »]. J’ai par ailleurs réalisé des voyages en Norvège, au Danemark, en Islande et au Canada, mais je n’ai pu me rendre au Groenland. 

Qu’est-ce qui vous a marqué dans ce que vous avez appris sur la façon de vivre des Vikings ?

Autrefois, j’ai lu un article dans lequel était racontée la manière dont se déroulaient les banquets vikings, qui étaient plutôt des espèces de beuveries. De nombreuses personnes étaient rassemblées et trinquaient en se passant une même coupe. Lors d’un de ces banquets, un des participants a sorti son épée et a tué la personne qui venait de lui tendre la coupe. On lui a demandé pourquoi il avait fait ça et il a expliqué que l’alcool était souillé par la graisse de la barbe de celui qui lui avait donné le verre ! Aujourd’hui, on se demanderait s’il s’agit d’un motif légitime mais, à l’époque, tout le monde a estimé que cette réaction était parfaitement compréhensible. Ils ont ensuite éloigné le corps du défunt et poursuivi leurs libations. Cela m’avait vraiment choqué : j’ai pris conscience que j’allais devoir raconter l’histoire d’un peuple qui considérait la vie humaine d’une manière très différente de celle de mon propre peuple...

«J’ai personnellement une abhorration de la violence mais je ne peux pas nier qu’elle peut susciter une fascination chez certains», explique le dessinateur. Makoto Yukimura / Kodansha Ltd

Vinland Saga est une série pacifiste avec beaucoup de violence graphique, notamment dans le premier arc. Était-il indispensable de représenter crûment cette violence pour la remettre en question ?

Même si je n’avais pas commencé Vinland Saga par l’arc de la guerre, j’aurais eu à représenter des scènes de combats au cours de l’histoire. La première raison à cela, c’est que, pour moi, il est totalement différent de refuser la violence par principe et de la refuser parce qu’on la connaît intimement. Afin que Thorfinn puisse devenir un pacifiste qui cherche à résoudre les problèmes de manière non violente, il fallait qu’il soit intimement convaincu du bien-fondé de son approche. C’est pour cela que j’ai choisi de lui faire rencontrer Askeladd et que ce dernier l’emmène sur le champ de bataille. Cette expérience de la violence transforme les personnes. La deuxième raison, c’est que je souhaitais représenter la violence de manière complexe : j’abhorre la violence mais je ne peux pas nier qu’elle suscite une fascination chez certains. Beaucoup de gens la trouvent belle ou excitante et c’est une composante importante des œuvres de divertissement. Je me suis cependant demandé comment je voulais la montrer : épurée de tout aspect esthétisant ou dans sa crudité la plus totale ? J’ai pu parfois esthétiser la violence parce que c’est ainsi que la perçoivent certains personnages du récit.

Le monde d’aujourd’hui a plus que jamais besoin de cette notion de pardon, qui est souvent malmenée voire méprisée

Makoto Yukimura

Vous montrez que le pardon, symbolisé par le personnage de Hild, est essentiel pour espérer briser le cycle de la violence. Avez-vous trouvé des réponses dans vos lectures, par exemple la Bible, citée dans votre manga ?

Je me suis tourné vers la Bible par intérêt personnel et non par conviction religieuse : j’ai trouvé son message d’amour et de pardon tout à fait remarquable. Je pense que la religion chrétienne diffusée à l’époque a pu apaiser les sentiments guerriers. Moi qui n’ai jamais vécu, fort heureusement, de situation qui m’empêche de pardonner à une personne qui m’aurait causé du tort, j’ai dû me mettre dans la peau de quelqu’un d’autre et j’ai choisi un cas peut-être un peu extrême, celui de Hild : quoi de plus terrifiant que de voir son père tué devant ses yeux ? Quoi de plus extraordinaire que d’en venir à pardonner au meurtrier de son propre père ? J’ai choisi de représenter Thorfinn comme quelqu’un d’extrêmement violent, assoiffé de sang, qui, au fil du temps, se transforme et arrive non seulement à pardonner à ceux qui lui ont causé du mal, mais aussi à recevoir ce pardon. Je me suis dit que si je pouvais représenter une telle histoire, la faire résonner chez mes lecteurs, ce serait peut-être ma manière de contribuer à pacifier le monde ou, en tout cas, à faire changer les mentalités sur ce sujet. J’ai l’impression que le monde d’aujourd’hui a plus que jamais besoin de cette notion de pardon, qui est souvent malmenée voire méprisée.

Pourquoi ne pas avoir raconté l’expédition commerciale jusqu’à Miklagard, l’actuelle Istanbul ?

C’est une question que des fans me posent souvent sur les réseaux sociaux. Il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, l’histoire risquait d’être un peu trop longue et il fallait que je la raccourcisse. La deuxième raison concerne la sûreté. Je n’ai pas pu me rendre sur les lieux où j’aurais voulu faire mes recherches documentaires. L’expédition de Thorfinn devait notamment passer par l’Ukraine et, comme vous le savez, la guerre a éclaté. De même, au moment où je comptais me rendre à Istanbul, on me l’a déconseillé à cause des risques d’attentat. Je regrette de ne pas avoir pu dessiner ce passage-là mais j’ai dû le mettre de côté.

«Personnellement, j’ai beaucoup aimé les moments un peu détendus où les personnages se taquinent, font des blagues», confie le mangaka. Makoto Yukimura / Kodansha Ltd / Kurokawa

Y a-t-il une scène qui vous a particulièrement plu de dessiner ? Celle du festin, avec Gudrid et Thorfinn couverts de fleurs, était par exemple très belle…

C’est vrai que cette scène du mariage de Gudrid et Thorfinn était très plaisante à dessiner. Je pense que c’est bon pour la santé de dessiner des choses heureuses. Personnellement, j’ai beaucoup aimé les moments un peu détendus où les personnages se taquinent, font des blagues, en particulier Sigurd, le fiancé de Gudrid qui la poursuit et qui déploie des grands efforts qui n’aboutissent à rien. Il a à chacune de ses apparitions quelque chose de comique malgré lui, ce qui m’a beaucoup plu. La deuxième chose que j’ai beaucoup aimé dessiner, ce sont les ours et, de manière générale, les animaux, dans leur dimension d’altérité. C’est fascinant de pouvoir représenter des créatures si différentes de nous de manière picturale.

Je pense que j’ai fait le tour de mes envies en ce qui concerne le manga historique et je souhaite plutôt retourner vers la SF

Makoto Yukimura

Est-ce que vous comptez vous lancer dans une nouvelle série aussi longue après la fin de Vinland Saga  ? 

J’ai passé plus de vingt ans sur Vinland Saga, ce qui est dû au fait que je travaille très lentement. J’en vois enfin le bout et j’avoue que le sentiment qui domine, c’est que je vais enfin pouvoir me reposer. Je n’ai plus du tout envie de travailler autant. Je dis peut-être cela parce que je suis un peu fatigué. Il est possible que mon état d’esprit change après une période de repos. Dans l’immédiat, je n’ai pas envie de me replonger dans une série aussi longue que celle-ci. Pour ce qui est du thème, je pense que j’ai fait le tour de mes envies en ce qui concerne le manga historique et je souhaite plutôt retourner vers la SF. J’ai une idée mais je ne sais pas encore si j’en ferai quelque chose de court ou de long, ni quand je pourrai la mettre en chantier. Le projet est là.

Un grand merci à Aurélien Estager pour l’interprétariat français-japonais.

L’exposition «Vinland Saga : une quête d’identité»  est à découvrir à partir du 30 janvier 2025, dans le cadre du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, à la médiathèque L’Alpha. Makoto Yukimura donnera une masterclass  samedi 1er février de 11 h à 12 h 30 au Théâtre d’Angoulême.