Il est presque 1 heure du matin, ce vendredi 4 octobre, quand Avichay Adraee, porte-parole arabophone de l’armée israélienne, rédige un de ces communiqués dont il a le secret : « Préparez-vous à évacuer un périmètre de 500 mètres autour de cette zone », publie-t-il sur Twitter. L’information est aussitôt relayée par la population, qui se tient à l’affût du moindre avertissement de l’armée israélienne dans l’espoir de sauver sa peau alors que le nombre de morts s’envole : en un an de conflit, plus de 2 100 personnes - surtout des civils - ont péri au Liban, 10 000 au moins ont été blessées. Cette fois, c’est Haret Hreik, un quartier populaire de la banlieue sud de Beyrouth, qui est visé par Tsahal. Et, plus particulièrement, un immeuble résidentiel de huit étages situé juste à l’entrée du quartier.
Quand Elie Hachem, directeur exécutif de l’hôpital universitaire Sainte-Thérèse, un établissement ultramoderne de 200 lits installé aux portes de la banlieue sud, reçoit l’avertissement quelques minutes plus tard, le jeune homme sait qu’il a vingt minutes pour évacuer : sur l’image en noir et blanc, qu’Avichay Adraee attache toujours à ses communiqués, l’immeuble balayé d’une cible rouge se situe à moins de 100 mètres de son établissement. Pire, il lui fait face. Les dommages qui seront causés à l’hôpital seront terribles. Sur l’avertissement envoyé, l’établissement est d’ailleurs parfaitement identifié.
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À Sainte-Thérèse, une vingtaine d’infirmières et de médecins se relaient toujours autour d’une trentaine de patients, notamment des femmes qui viennent d’accoucher et des bébés prématurés. « L’un d’entre eux dans sa couveuse ne pesait pas plus d’un kilo », se souvient aujourd’hui Elie Hachem. Il fallut malgré tout le descendre du septième étage, où l’unité des prématurés est installée, jusqu’au rez-de-chaussée. « Si on avait suivi le protocole, on se serait réfugiés dans les sous-sols, aux urgences. Mais en vérifiant les distances sur Google Maps, j’ai compris que le souffle de l’explosion allait atteindre cette zone de plein fouet. J’ai donné l’ordre de se barricader dans la salle des admissions à l’entrée, là où j’espérais que plusieurs murs de béton absorberaient une partie du souffle et nous protégeraient », raconte le trentenaire, encore sonné d’avoir dû prendre cette décision fatidique en l’espace de quelques secondes.
Quand finalement tout explose, réduisant l’édifice visé à un amas de blocs de béton jaune sale, l’onde de choc ravage tout l’hôpital. « Certes, nous n’avons pas été directement visés par la frappe, mais c’est du pareil au même », relève-t-il encore. Une dizaine de religieuses maronites vivent dans le bâtiment adjacent de leur congrégation.
Cadavres sous les décombres
Suzanne al-Asmar, l’infirmière-surveillante de son service des urgences, tente de garder la tête froide. « Paniquer ne sert à rien. J’ai l’espoir que maintenant qu’ils ont détruit tout ce qu’ils pouvaient autour de nous, il n’y aura pas d’autres frappes, » dit-elle. Le site bombardé a été laissé tel quel et les cadavres gisent encore sous les décombres. « On n’a même pas pu secourir les blessés, les drones israéliens tirent à vue sur les secours s’ils s’approchent des sites bombardés, » explique-t-elle.
Les F-16 récidiveront encore dans la nuit de dimanche avec une deuxième frappe à 400 mètres environ de l’établissement. Cette fois, Avichay Adraee ne publiera aucun avertissement. « On a en partie réparé l’hôpital et on accueille à nouveau les patients. L’équipe médicale veut continuer même si cela veut dire dormir sur place. Mais la communauté internationale doit rappeler à l’ordre l’armée israélienne. Il faut protéger les hôpitaux », reprend Elie Hachem. En droit international en effet, viser des infrastructures médicales viole le principe de la distinction entre cibles militaires et civiles.
Ce d’autant que le schéma se répète : six établissements ont été partiellement ou complètement fermés ces dernières semaines du fait de frappes israéliennes sur ou à proximité de leurs bâtiments. L’hôpital gouvernemental de Mardjayoun, qui servait de « point de stabilisation », c’est-à-dire de poste médical au plus près du front terrestre (dans cette zone, en plus des bombardements permanents, des combats au sol opposent aussi le Hezbollah à l’armée israélienne), a été l’objet d’une frappe, qui a tué neuf secouristes alors qu’ils y pénétraient pour décharger les blessés. Son directeur, qui avait pourtant toujours gardé son établissement ouvert lors de la guerre de 2006, a décidé de fermer les portes de l’hôpital, comme deux autres hôpitaux publics du Sud-Liban, à Bint Jbail et Meiss el-Jabal.
Hôpitaux fermés, soignants tués et blessés
Le nombre de professionnels de la santé touchés par les combats s’élève dangereusement. À ce jour, 123 sont morts : des bénévoles des services de la Défense civile, de la Croix-Rouge, des pompiers et, plus largement, des membres du personnel soignant des hôpitaux. La plupart des décès sont intervenus au cours des dernières semaines, quand Israël a renforcé ses bombardements au Liban.
Quatre secouristes de la Croix-Rouge libanaise ont ainsi été blessés, jeudi 3 octobre, à proximité de Mardjayoun (une ville proche de la frontière avec Israël), alors qu’ils évacuaient des blessés sous escorte de l’armée libanaise qui a déploré la mort d’un soldat dans l’opération. L’opération était pourtant coordonnée avec la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), toujours présente au Sud-Liban, qui maintient un comité de liaison avec Israël. Dix pompiers ont plus récemment été tués à Baraachit, une localité du Sud du Liban, dans une frappe à côté de leur caserne.
« Nous tenons malgré tout le coup », témoigne Wahida Ghalayini, responsable du Public Health Emergency Operations Center, une cellule de crise ouverte dès octobre 2023 au sein du ministère de la Santé, afin d’anticiper notamment les conséquences de la guerre sur le tissu hospitalier : le pays compte toujours une bonne centaine d’hôpitaux actifs, « bien préparés », qui se sont substitués à ceux qui ont fermé. « À ce jour, les hôpitaux de la zone rouge (la zone où les bombardements sont les plus intenses, soit le Sud-Liban, la région de Baalbek dans la Bekaa et la banlieue sud de Beyrouth, NDLR) assument toujours la majorité des soins aux blessés, ne faisant remonter vers l’arrière-front que les victimes les plus graves ou pour lesquelles il manque des spécialistes », détaille-t-elle.
Pénuries et hôpitaux surchargés
Mais cela n’est pas sans susciter des tensions. À l’hôpital Geitaoui de Beyrouth, qui dépend de la congrégation maronite des Sœurs de la Sainte-Famille, 30 patients hémodialysés venus du Sud ont été transférés ces derniers jours de même que 25 grands brûlés. « On est à pleine capacité. On a besoin d’aide pour augmenter le nombre de lits disponibles, sinon on ne s’en sortira pas », s’inquiète sœur Hadia, qui dirige cet hôpital semi-privé fondé en 1927.
Le ministère de la Santé a annoncé – sans qu’on sache sur quel financement, son budget étant réduit à peau de chagrin à cause de la crise économique – prendre en charge les frais de santé relatifs à la guerre. Mais, souligne le Dr Pierre Yared, qui codirige l’hôpital de Getaoui, cela reste insuffisant : « Sur un soin de 1 000 dollars, compte tenu de la dévaluation de la livre libanaise et du taux de remboursement pratiqué, le ministère me reverse 400 dollars au bout d’un an dans le meilleur de cas. Me voyez-vous demander le complément à une victime dont le corps est entièrement brûlé parce qu’elle conduisait son taxi lorsqu’une frappe aérienne est survenue ? Ou aux civils n’ayant rien à voir avec le Hezbollah qui ont été amputés des mains et des jambes après l’explosion des bipeurs ? Il faut nous aider, sinon on ne tiendra pas ». Des aides médicales commencent à arriver sur le tarmac de l’aéroport de Beyrouth, mais pour l’heure, rien encore n’a été distribué. « Cette guerre sera très longue », conclut Pierre Yared.