ENQUETE. "De façon très ordinaire, je me suis fait toucher, tripoter, insulter..." : face au harcèlement et aux agressions sexuelles, des salariées d'Air France brisent la loi du silence
"Faire voler l'élégance toujours plus haut." Tel était le slogan de la dernière campagne publicitaire d'Air France, portée par un clip dans lequel on voyait une femme vêtue d'une robe à la traîne infinie gravir les marches de la tour Eiffel, sur une chanson de Juliette Armanet. Derrière le glamour, la cellule investigation de Radio France a découvert une tout autre réalité : celle de la banalisation des violences sexistes et sexuelles au sein de la compagnie, qui semblent relever selon de nombreux témoignages mais aussi des documents exclusifs, de la culture de l'entreprise.
La plupart des hôtesses de l'air qui ont accepté de se confier témoignent avec leur vrai prénom, car elles veulent, disent-elles, "que la honte change de camp". Parmi elles, Mathilde, hôtesse de l'air, salariée d'Air France depuis plus de vingt ans. "Les comportements sexistes font partie de mon quotidien, et j'ai appris à faire avec", dit-elle. Mais en octobre 2021, Mathilde part pour deux jours à l'occasion d'une rotation Paris-Casablanca en passant par Londres.
Le chef de cabine, son supérieur hiérarchique direct, ne va pas la lâcher, même en plein vol : "Quand j'étais en train de préparer mon matériel je m'accroupis, il me tient avec ses mains par les hanches et il colle son sexe contre mon dos. Je lui dis d'arrêter et il me répond : ‘Mais tu te rends pas compte comme tu m'excites.' Il me plaque contre les fours avec ses deux mains sur mes seins, je le repousse avant de me réfugier au poste de pilotage."
Un calvaire pour une hôtesse durant deux jours
Une fois arrivée à destination, à Casablanca, le calvaire continue. Mathilde se sent très mal, elle décide de ne pas rejoindre le reste de l'équipage pour boire un verre et se rend seule au spa. En sortant, le chef de cabine qui l'a agressée dans l'avion l'attend à l'accueil : "Il me tire vers lui et m'embrasse, sous les yeux des employées du spa. Je le repousse, en lui disant : 'Ça va pas ? Qu'est-ce que tu fais ?''Il défait ensuite le nœud de mon peignoir, je me retrouve en maillot de bain et là il me dit : ‘Ah, j'étais sûr que t'étais bien gaulée'. Et sur le vol retour, pareil, j'étais en train de préparer mon matériel, il attrape ma main, puis la pose sur son sexe en érection".
Sur le coup, Mathilde reste pétrifiée : "Je suis dans le cadre de mon travail, je me dis : les passagers se trouvent juste à côté, je ne peux pas crier ni sauter par la porte de l'avion ou m'enfermer dans les toilettes, je dois m'occuper des passagers !"
De retour à Paris, Mathilde alerte immédiatement l'une de ses supérieures hiérarchiques directes. "Je lui dis que je ne me sens pas très bien, que j'ai effectué une rotation avec un chef de cabine qui m'a fait la misère et elle me répond : ‘Ah bon, il s'appelle comment ?' Je lui donne son nom et elle me dit : ‘Ah lui, avec toutes les casseroles qu'il a aux fesses, il va vraiment finir par avoir des problèmes'. Je reste sidérée."
En juin 2022, Mathilde porte plainte, un policier met alors des mots sur ce qu'elle a vécu : "harcèlement et agression sexuelle". Selon le parquet de Nanterre, la plainte est toujours en cours d'instruction. En revanche, au sein d'Air France, le dossier de Mathilde a été rapidement classé sans suite. "On me dit qu'il a nié. Voilà. C'est sa parole contre la mienne. Et visiblement sa parole a plus de valeur que la mienne", raconte Mathilde. Air France a-t-elle tenté de contacter les employées du spa ? L'entreprise ne nous a pas répondu sur ce point, mais une source proche de la direction explique qu'elle n'a pas vocation à "se substituer aux services de police".
Pourtant, le comportement de ce chef de cabine semble bien connu au sein d'Air France. Il réfute en bloc les allégations de Mathilde. Il précise que "l'enquête interne d'Air France a conduit à un classement pur et simple" et assure n'avoir "jamais eu de comportement de ce type au sein de la compagnie". Pourtant, deux stewards nous ont raconté avoir assisté à des faits de harcèlement de la part de ce chef de cabine.
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"Un rêve qui s'est transformé en cauchemar"
L'histoire de Mathilde est loin d'être un cas isolé. Juliette a vécu une histoire similaire. Hôtesse à Air France depuis six ans, elle raconte avoir été harcelée sexuellement à plusieurs reprises, toujours par des supérieurs hiérarchiques, notamment lors d'un vol Paris-Caracas en 2019 : "Ça a commencé par des propos un peu malsains susurrés à l'oreille, comme par exemple des chansons un peu salaces. Il me disait : ‘Quand on arrivera à l'escale, on se retrouvera dans ta chambre'. Il y a eu des mains déplacées au bas des hanches. Une fois arrivé à l'escale, il a voulu s'asseoir à côté de moi dans le bus, ça a continué, il me proposait toujours de se retrouver dans la chambre. Le lendemain il a recommencé, ça a duré jusqu'à la fin de la rotation." Après un nouvel épisode de harcèlement, cette fois lors d'un vol Paris-Bamako, Juliette décide elle aussi de signaler les faits à la direction : "J'ai été entendue par le pôle qualité de vie au travail. Ils m'ont dit que c'était grave et qu'ils allaient faire la suite du travail, que j'avais bien fait de parler parce que vraiment chez Air France on lutte contre ça. Mais ensuite, plus rien".
Juliette reste plus de six mois sans nouvelles, alors qu'une charte anti-harcèlement prévoit que tout signalement soit traité en huit semaines maximum. Selon cette charte, l'encadrant qui reçoit le signalement doit le consigner par écrit. Mais le témoignage de Juliette, lui, ne l'a pas été : "Je me suis rendu compte que le pôle qualité de vie au travail aurait dû me faire signer un document et que ça n'a jamais été fait. Or, sans ce document, Air France ne pouvait pas mener d'enquête interne. C'est très probable que j'ai juste eu un rendez-vous et qu'ensuite rien n'a été fait."
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Un épisode particulièrement difficile à vivre pour Juliette : "Je suis tombée en dépression. C'est dur, car c'était un rêve de devenir hôtesse et d'entrer chez Air France, et ça s'est transformé en cauchemar. C'est pas normal de garder des prédateurs sexuels à bord des avions. Que ce soit pour nous les hôtesses mais aussi pour les passagers. En fait, Air France protège les agresseurs, pas les hôtesses".
Contactée, Air France dément catégoriquement protéger les agresseurs, et assure appliquer "la tolérance zéro", avec "des sanctions qui peuvent aller de la lettre d'observation au licenciement". Pourtant, d'autres témoignages, comme celui de Julie, hôtesse depuis six ans, fragilisent cette affirmation. Julie raconte avoir été agressée lors d'une escale en 2019, alors que tout l'équipage était réuni dans la chambre du capitaine. Un steward, assis à côté d'elle, touche sa poitrine malgré ses protestations. Elle tente de partir précipitamment, mais le steward lui empoigne la poitrine, encouragé par le pilote qui dit en rigolant : "Vas-y, touche-la !" Dès son retour à Paris, elle signale les faits à la compagnie, qui la convoque pour lui présenter une lettre d'excuses du steward, comme le raconte l'avocate de Julie, Mylène Hadji : "Il explique qu'il était extrêmement fatigué, qu'il avait bu du champagne. Il dit également qu'il est désolé de lui avoir causé de la peine. On parle quand même d'une agression sexuelle ! Donc il y a une minimisation des faits. Mais surtout, Air France à la fin de cette lettre, lui dicte une phrase qu'elle doit écrire : ‘Je déclare accepter les excuses de monsieur'. La direction d'Air France lui demande en fait de s'engager à ne pas déclencher de poursuites à l'encontre du steward et de l'entreprise. Or dissuader une victime de porter plainte est puni par le Code pénal de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende."
"Une culture d'entreprise, connue et valorisée"
Dominique, elle aussi, a bien voulu témoigner auprès de la cellule investigation de Radio France. En 2021, elle fait un signalement à la direction après une soirée au restaurant, au cours de laquelle elle raconte avoir été harcelée par deux pilotes. "Durant le repas, ils tiennent des propos obscènes. En quittant le restaurant, je fais tomber ma carte bleue par inadvertance, qui tombe au pied du pilote. Il écarte alors les jambes, la ramasse puis se frotte le sexe avec avant de la mettre dans sa bouche. Il passe ensuite au-dessus de la table, se colle à mon visage et je comprends qu'il veut que je récupère ma carte bancaire avec ma bouche."
L'un des pilotes, contacté par la cellule investigation de Radio France, affirme avoir été "blanchi" par son encadrement. Le second ne nous a pas répondu. Dominique, qui a elle aussi signalé les faits à la direction, assure n'avoir eu aucun retour de la direction sur d'éventuelles sanctions, alors qu'un steward présent au restaurant a confirmé sa version des faits. Par ailleurs, les comportements de l'un des deux pilotes ont également été signalés pour des faits de harcèlement par une autre femme, pilote de ligne.
La peur, c'est aussi ce qui a dissuadé Caroline de signaler les nombreux faits de harcèlement et d'agressions qu'elle dit avoir subis tout au long de sa carrière à Air France : "Agressions et harcèlement, c'est une culture d'entreprise, connue et valorisée. Moi, de façon très ordinaire, je me suis fait toucher, tripoter, insulter, traitée de 'pute'. Mon supérieur m'a dit que j'avais une tête à bien 'sucer des bites'. J'ai des collègues qui se sont frottés à moi, qui m'ont plaquée à une cloison, qui ont collé leur bassin contre mes fesses en me donnant un coup de rein. À chaque fois qu'il m'est arrivé quelque chose, c'était vu comme quelque chose de super drôle. Dans ces conditions, comment se plaindre ? D'autant plus que tu as le sentiment que si tu parles, tu vas te mettre en danger parce qu'on va te le reprocher et que si tu mets en cause ton supérieur, et pire encore un commandant de bord, tu sais qu'on va te pourrir la vie."
Un rapport explosif
Du côté d'Air France, on explique que tous les salariés sont traités de la même façon, quels que soient leur fonction ou leur niveau hiérarchique. En juin 2022, le comité exécutif de la compagnie avait d'ailleurs diffusé sur le réseau interne de l'entreprise une déclaration à destination des 40 000 salariés. Dans cette vidéo, que la cellule investigation s'est procurée, Anne Rigail, la directrice générale d'Air France, affirme que les victimes doivent être "considérées", et le règlement Air France "s'appliquer sans complaisance" : "C'est une question de respect envers les 40 000 salariés d'Air France et de protection de l'image de notre compagnie", concluait-elle.
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Là encore, ce discours officiel semble fragilisé par un rapport d'audit daté de septembre 2024, commandé par le Comité social et économique d'Air France, auquel la cellule investigation de Radio France a pu avoir accès. Selon ce rapport, les victimes de violences sexistes et sexuelles gardent le silence par "peur" que "leur signalement ne soit pas pris au sérieux". Ce que confirme Marie, une autre hôtesse : "J'ai été victime d'une agression par un steward en 2017. J'ai porté plainte et eu 30 jours d'incapacité totale de travail (ITT), mais de son côté Air France m'a juste orientée vers un médecin qui remettait ma parole en question. Je lui ai dit qu'il existait à Air France une omerta sur le sujet, ce à quoi il m'a répondu qu'il ne pouvait pas me laisser tenir des propos pareils et que si je continuais comme ça, ça allait vraiment très mal se passer pour moi."
Juliette, elle aussi, a été renvoyée vers ce médecin : "Il me demandait si j'avais bien dit non, si j'avais eu une attitude provocante. Cet entretien était censé avoir une visée thérapeutique, en fait, ça m'a fait ressentir un sentiment de culpabilité."
Les pilotes pointés du doigt
Toujours selon le rapport d'audit, près de la moitié des hôtesses et stewards qui opèrent sur longs courriers estiment que leurs relations avec les pilotes sont gênantes ou très gênantes. Il conclut même à un "statut de toute-puissance des pilotes", "entretenu par la direction". Au-delà, les auteurs du rapport pointent un "contexte de permissivité vis-à-vis des actions les plus graves et les plus condamnables", ce que conteste Carl Grain, commandant de bord et président de la section Air France au syndicat national des pilotes de ligne (SNPL), qui affirme : "Les signalements sont pris au sérieux par l'entreprise. Il y a des choses qui sont mises en place. Il y a une charte." Carl Grain reconnaît toutefois que le SNPL n'a pas signé la charte anti-harcèlement chez Air France, car "elle n'est pas adaptée à notre vie de nomades, dit-il. On a des principes fondamentaux dans notre société comme la présomption d'innocence. Souvent l'entreprise n'arrive pas à classer le dossier rapidement, même quand a priori il n'y a rien. Résultat : on a accusé à tort une personne qui en fait n'avait pas grand-chose à se reprocher".
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Un point de vue largement partagé par la corporation des pilotes, selon un autre document interne : un compte rendu écrit d'une réunion récente de la commission santé, sécurité et conditions de travail d'Air France, datée du 17 décembre 2024. Ce jour-là, des représentants des pilotes expliquent qu'ils "souffrent" et sont "traumatisés" par des enquêtes qui, selon eux, "traînent en longueur". Présente à cette réunion, la personne en charge des questions de harcèlement pour les pilotes parle des victimes de façon assez surprenante. Selon elle : 80% des salariés qui font un signalement sont des "low performers qui font ça pour se protéger". Autrement dit : des salariés considérés comme peu performants. Air France, de son côté, précise que "si de tel propos ont été tenus, ils sont sans fondement".
"Un jour lors d'un vol je contrôlais des pilotes et alors que j'étais partie dormir, ils m'ont réveillée dans la couchette avec la bande-son d'un film porno. Et des histoires comme ça, j'en ai à la pelle..."
Lucieà franceinfo
Pourtant, les hôtesses de l'air ne sont pas les seules à témoigner de cette réalité. Lucie, commandant de bord, nous a également livré son témoignage : "Je suis commandant de bord instructeur. S'ils font ça avec moi, qui suis leur supérieure hiérarchique, je vous laisse imaginer leur comportement avec les hôtesses. A chaque fois que j'ai subi ce genre d'évènement, j'ai signalé les faits à la direction, mais il n'y a jamais de sanction. Je suis même allée voir Anne Rigail en personne, récemment, pour l'alerter sur la situation. Mais rien ne bouge. On ne peut rien faire. Les pilotes sont tout puissants", dénonce-t-elle.
Ne sachant vers qui se tourner au sein d'Air France, de nombreuses femmes se tournent vers des structures extérieures, comme l'explique Mathilde, juriste à l'Association contre les violences faites aux femmes au travail, l'AVFT, qui accompagne dans leurs démarches juridiques plusieurs hôtesses d'Air France et de sa filiale Transavia : "Les femmes qui nous saisissent sont en détresse. Elles ont d'abord subi des violences sexuelles et ensuite une violence supplémentaire de par l'inaction de leur entreprise, qui ne veut pas protéger les victimes et préfère garder les harceleurs ou les agresseurs". Ce que conteste Air France, qui estime que "des agissements de cette nature n'ont pas leur place au sein de l'entreprise".
Des syndicats qui alertent
Pour la première fois, deux syndicats prennent la parole pour dénoncer l'immobilisme, selon eux, de la direction face aux situations de violences sexistes et sexuelles. Bruno Merabtene est délégué du syndicat SNPNC, il représente les hôtesses et les stewards : "Il y a des lacunes dans les enquêtes. Soit il n'y a pas de sanctions, soit il y a une sanction dont on ne connaît pas le niveau, soit on ne sait même pas s'il y a sanction. Il faut que la cellule anti-harcèlement travaille en totale indépendance, mais elle est rattachée à la direction ! Et quand on demande une campagne d'affichage, on nous répond que ce n'est pas envisagé par... souci écologique !". Coline Brou est elle aussi déléguée au SNPNC. L'urgence, selon elle, c'est de former les personnels : "Les managers suivent une formation mais nous demandons depuis des années que tous les salariés (stewards, hôtesses et pilotes) suivent une formation obligatoire, en présentiel. Côté pilotes, on doit avoir une cinquantaine de personnes formées, c'est vraiment ridicule."
De la formation pour tous, c'est aussi ce que réclame un autre syndicat, de pilotes, Alter, qui représente un peu plus de 10% de la profession chez Air France. Depuis 2021, le syndicat alerte la direction via des courriers adressés à la direction et que la cellule investigation de Radio France a pu consulter. Ces courriers évoquent la "banalisation" de comportements qui peuvent amener à des situations "dramatiques" et même mettre en cause "la sécurité des vols". Benjamin Roy est pilote et président du syndicat Alter : "En 2021, on a constaté que plusieurs témoignages de femmes pilotes se plaignaient de faits de sexisme, de harcèlement sexuel. On s'est alors dit que tous les pilotes auraient besoin de formation. Et on a réclamé des rencontres à la direction d'Air France. Ils nous ont répondu qu'ils prenaient le sujet au sérieux, mais pour l'instant, la seule chose qu'on a obtenue, c'est… une fresque." Il s'agit d'une affiche sur laquelle on voyait des scènes de sexisme ordinaire, avec des personnages dessinés, et un rappel de la loi. Elle a été exposée pendant plusieurs mois dans des espaces réservés au personnel à Roissy puis Orly, avant de disparaître en 2023.
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De son côté, Air France explique que près de 20 000 salariés de toutes les directions de la compagnie ont suivi des parcours de formation relatifs au harcèlement en 2023 et 2024, et que d'autres campagnes de sensibilisation ont été lancées. Le syndicat SNPNC a, lui, créé une adresse mail pour recueillir des témoignages : meetoopnc.snpnc@gmail.com.
Lire les réponses d'Air France aux questions de la cellule investigation de Radio France