Jean Leonetti : «Avec la nouvelle loi sur la fin de vie, tous les verrous sauteront tôt ou tard»
Jean Leonetti, maire LR d’Antibes, a donné son nom à la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie ainsi qu’à la loi du 2 février 2016 (Claeys-Leonetti) relative aux droits des patients en fin de vie.
LE FIGARO .- La loi relative aux droits des malades et à la fin de vie, qui porte votre nom, aura vingt ans le 22 avril. Dans quel contexte fut-elle votée ?
JEAN LEONETTI. - La loi de 2005 fait suite au drame très médiatisé de Vincent Humbert qui relance le débat sur la légalisation de l’euthanasie. Une mission parlementaire est alors mise en place à l’Assemblée nationale composée de trente-et-un députés issus de tous les bancs de l’hémicycle. Les débats et les auditions durent plus d’un an et progressivement un doute collectif se substitue à des certitudes individuelles, ce qui permet la convergence de points de vue initialement opposés. Entre le statu quo et la légalisation de l’euthanasie, une troisième voie originale finit par s’imposer. Il s’agit du triple engagement du «non-abandon», de la «non-souffrance» et du rejet de «l’acharnement thérapeutique». Le texte adopté à l’unanimité apparaît consensuellement comme une avancée majeure. Il autorise l’arrêt des traitements de survie dans certaines circonstances et ouvre la possibilité de soulager la souffrance « même si » cela peut hâter la mort.
Quels sont les risques liés à la proposition d’un nouveau projet de loi fin de vie dans la situation politique actuelle du pays ?
Ce type de texte nécessite beaucoup de respect pour les positions de chacun et doit éviter les simplifications et les caricatures. Je ne suis pas sûr que le climat actuel dans l’hémicycle soit favorable à une telle discussion. L’objectif du législateur d’aujourd’hui n’est pas de rechercher un équilibre entre le respect de l’autonomie et la protection de la vulnérabilité mais d’ouvrir un «droit à la mort pour tous» assorti de quelques garde-fous pour rassurer les plus réticents. Mais tôt ou tard, tous les verrous sauteront comme cela s’est produit dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie et le suicide assisté. Il faut s’enrichir du bilan constaté aux Pays Bas et de ses dérives actuelles, ou encore observer l’évolution catastrophique de ce droit au Canada. Déjà, dans le texte présenté à l’Assemblée nationale, la collégialité médicale a disparu pour autoriser l’administration de la substance létale, la notion de pronostic vital engagé est remise en cause et certains députés, comme Sandrine Rousseau, veulent déjà ouvrir ce «droit» aux mineurs. Lorsque la boîte de Pandore sera ouverte, on ne pourra pas la refermer.
Le premier ministre François Bayrou a voulu scinder le nouveau projet en deux textes, l’un sur les soins palliatifs et l’autre sur l’aide active à mourir. Est-ce une bonne idée ?
Mettre en place un texte qui amalgamait artificiellement le développement des soins palliatifs et l’ouverture d’un droit à la mort était une manœuvre pour donner l’illusion d’un texte équilibré. Séparer les deux textes a le mérite de la clarté. Par ailleurs, le développement des soins palliatifs a plus besoin de moyens et de volonté politique que de textes législatifs. La loi concernant les soins palliatifs date de 1999, elle n’est toujours pas appliquée.
Depuis le début, les mots cherchent à atténuer la violence de l’acte de donner la mort. Il s’agit bien, en effet, de donner la mort, d’euthanasie, d’assistance au suicide. Ceux qui sont partisans de légiférer dans ce sens ne devraient pas se cacher derrière les formules creuses utilisées comme bouclier.
Jean Leonetti.
Pour la ministre de la Santé Catherine Vautrin, l’objectif de la loi annoncée est de « garantir à chacun une fin de vie digne, dans le respect de son autonomie ». Ce que dit le gouvernement vous rassure-t-il ?
Une fois de plus, on masque avec ce type de formule la réalité du projet. Catherine Vautrin a changé d’avis en entrant au gouvernement. Je ne lui ferai pas un procès en insincérité. Mais depuis le début, les mots cherchent à atténuer la violence de l’acte de donner la mort. Il s’agit bien, en effet, de donner la mort, d’euthanasie, d’assistance au suicide. Ceux qui sont partisans de légiférer dans ce sens ne devraient pas se cacher derrière les formules creuses utilisées comme bouclier. Cette manœuvre qui évite de dire ce que l’on va faire en dit long sur la perception du caractère majeur de la transgression de donner la mort à l’autre dans notre société.
Pourquoi soupçonnez-vous une offensive des pro euthanasie derrière ce projet ?
Je crois que c’est une évidence. Il n’y a pas dans ce texte d’autres objectifs. En ce qui concerne les soins palliatifs il suffirait qu’on l’inscrive comme une priorité dans le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale. C’est de l’ordre de 200 millions d’euros par an et donc à la portée d’un pays comme le nôtre, même dans une période compliquée financièrement pour doter les 20 départements qui sont dépourvus d’unité de soins palliatifs. L’ouverture des soins palliatifs partout et pour tous ne peut pas être la compensation médiatique d’une loi sur l’euthanasie, elle doit au minimum en être le préalable.
Pourquoi ?
Car les Français doivent être égaux devant la loi et devant la mort. Personne ne conteste que les demandes de mort exprimées par les patients en souffrance et en fin de vie disparaissent lorsqu’ils sont pris en charge en soins palliatifs. Il y a là aujourd’hui une véritable perte de chance qui serait scandaleuse si l’euthanasie était l’alternative à cette absence de soins qualifiés.
Où en sommes-nous concrètement en matière de développement des soins palliatifs en France ?
La loi sur l’accès aux soins palliatifs pour tous date de 1999 et la situation est encore difficile. Certains centres sont même au bord de la fermeture parce qu’ils ont du mal à recruter des personnels. Débloquer un chèque de 200 millions immédiatement ne changerait probablement rien dans l’immédiat car une fois les recrutements engagés, des temps de formation sont incompressibles d’où l’urgence d’agir maintenant.
Au moment où les Pays Bas, le Canada, l’Oregon ou la Suisse s’interrogent sur ces sujets après plus de vingt ans de pratique de l’euthanasie, quelle solution voyez-vous pour notre pays ?
Ces pays s’interrogent en voyant une progression importante du nombre de gens mourant par euthanasie ou suicide assisté. Peut-être que nous ferions bien d’écouter ce qu’ils disent et d’observer ce qu’ils font pour défendre une autre vision que celle du suivisme. La France est un pays de médecine et de soins qui a su défendre son originalité dans le domaine de l’éthique. À partir d’une réflexion approfondie et sur la base d’expériences internationales, notre pays peut proposer une troisième voie, une voie originale française, inventer des maisons d’accompagnement, imaginer de nouvelles approches des soins palliatifs, voire envisager la prise en compte de la spiritualité en fin de vie. Le moment n’est-il pas venu de nous interroger sur la place de la liberté et de la vulnérabilité dans nos sociétés modernes ?
En tant que médecin, que répondez-vous aux personnes en souffrance et aux familles confrontées à certaines situations extrêmement difficiles ?
Je leur dis que je sais la complexité et la difficulté d’aborder ces situations. Aucune ne ressemble à une autre et la seule façon d’affronter l’insupportable, c’est d’avoir affaire à une équipe de soins compétente et humaine pour que les choses se passent le moins mal possible et de manière apaisée. Les cas les plus douloureux relèvent malheureusement le plus souvent d’une mauvaise compréhension ou application de la loi.
Voulez-vous dire que les lois de 2005 et de 2016 sont mal connues ?
Un sondage vient de révéler que les Français connaissent leurs droits en matière de santé mais en ce qui concerne la fin de vie, la chute du nombre de gens informés est vertigineuse. Près d’un sur deux ignore qu’en fin de vie et en cas de pronostic vital engagé à court terme, quand des souffrances réfractaires sont observées, il existe un droit à «dormir pour mourir sans souffrir». C’est la loi de 2016. Chaque fois que nous avons essayé de faire la promotion des lois votées de manière consensuelle en 2005 et 2016, le débat a été complètement cannibalisé ou confisqué par le choix récurrent et binaire sur l’euthanasie, nous imposant de choisir entre la souffrance et la mort. En vérité, il existe une troisième voie : celle de la non-souffrance et de la vie.
Pourquoi êtes-vous particulièrement sévère à l’égard d’Olivier Falorni, le député PS de Charente-Maritime, affilié au groupe MoDem depuis 2024 ?
Dans cette cause, des militants de l’euthanasie ont substitué le combat de la vie digne à la mort digne. Ils en ont fait presque une priorité politique. Généralement, ces gens sont issus de la gauche et défendent une forme de liberté individuelle alors qu’ils devraient placer la fraternité comme valeur prioritaire. Leur loi serait une loi laïque en opposition avec le «tu ne tueras pas» de la loi divine. C’est ce que j’ai ressenti dans l’argumentaire du député Falorni. Il a raison sur la nécessaire laïcité de la loi mais pour certains laïcs, comme moi, interdire de donner la mort à l’autre ne relève pas d’une ordonnance divine, c’est plutôt un impératif humain. Comme le dit le philosophe Emmanuel Lévinas, le visage de l’autre m’interdit de le tuer. Interrogé sur ce sujet, Robert Badinter n’a pas dit autre chose quand il estimait que dans une démocratie on ne donne pas la mort.
Certaines exceptions peuvent-elles exister ?
À titre exceptionnel, oui, on peut se trouver aux limites de la loi. Je compare cela au code de la route qui prévoit l’interdiction de franchir la ligne jaune, de même que le Code pénal interdit l’homicide. Mais certaines situations inextricables et particulièrement douloureuses peuvent vous contraindre à franchir la ligne jaune. Nous devons alors être capables d’assumer nos choix douloureux en responsabilité, en expliquant que nous n’avions pas d’autre solution. Mais les lois d’exception, comme le disait également Badinter, ne sont pas des lois démocratiques. La loi est normative et universelle, elle s’adresse à tous. Rappelons-nous que le comité d’éthique avait noté lui-même la possibilité «d’exception d’euthanasie», mais si l’exception peut s’expliquer au cas par cas, elle ne peut pas être la loi sinon elle passe de l’exception à la norme. Quand une transgression devient la règle, elle appelle obligatoirement une nouvelle transgression dont on a reculé les limites. C’est pour cela que les lois sur l’euthanasie et le suicide assisté finissent toutes par être totalement permissives. Les portes entrouvertes finissent par être grande ouvertes.
Au Canada, la loi initiale sur la fin de vie s’est inspirée de celle de l’État de l’Oregon américain en prévoyant de proposer des «pilules de la mort» aux gens qui n’ont plus que six mois à vivre. Pourquoi six mois et pas un an, comme le suggère Mme Vautrin ? Après tout, chacun peut estimer seul que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue et qu’on ne doit pas prendre en compte le pronostic vital engagé. Cela est arrivé en Belgique ou en Suisse, où certaines personnes âgées demandent à mourir parce qu’elles n’ont plus goût à la vie. Dans ce cas, au nom de la liberté de chacun et de la souffrance ressentie individuellement, la réponse qui vient est positive. C’est ouvrir alors la possibilité de donner la mort aux plus vulnérables, avec des pressions économiques sous-jacentes laissant entendre que certains seraient de trop parce qu’ils coûtent cher. Je n’exagère pas car dans l’Oregon, on a dénombré plusieurs centaines de personnes dont l’une des motivations à mourir était le fait de ne plus avoir d’argent. Au Canada, on constate que ce sont les plus pauvres qui bénéficient du suicide assisté. On sait aussi que le poids du malade sur sa famille, constitue la deuxième cause des demandes de mort en France, après la souffrance. N’y a-t-il pas une atteinte à la vulnérabilité au nom de la liberté ?
Partagez-vous la stupéfaction du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau à la lecture de ce texte, quand il craint une permissivité risquant de rendre plus facile la demande de mort que la demande de soins ?
Oui ! Au fond, le législateur français pro euthanasie a au moins l’avantage en France, de ne pas rentrer par la petite porte en limitant volontairement l’impact de la loi, mais de nous présenter un droit ouvert à tous. Ainsi, beaucoup de garde-fous sont déjà tombés en commission. Ce sera donc la loi la plus floue et la plus permissive du monde. Bruno Retailleau a raison puisque la collégialité médicale requise pour la sédation n’est pas jugée nécessaire pour l’euthanasie, il sera donc plus facile d’obtenir la mort que des soins adaptés.
Un avis de la Haute autorité est prévu concernant ces garde-fous. À quoi vous attendez-vous ?
Elle va essayer de poser des limites mais donner la mort reste une transgression majeure. C’est une rupture médicale, puisque cela implique une interruption du soin, mais c’est également une rupture législative et anthropologique car la vie humaine en société s’est construite sur l’interdit absolu de tuer l’autre. C’est la base de la fraternité humaine.
Quelles imperfections reconnaissez-vous dans la loi Claeys-Leonetti de 2016 ?
L’imperfection est de ne pas aborder tous les sujets dans les détails mais peut-être est-ce un avantage, toute la vie n’est pas dans la loi. L’arrêt de la réanimation d’un grand prématuré ne ressemble en rien à l’accompagnement du grand vieillard parvenu au bout de sa vie. Il y a autant de cas différents que de vies différentes et c’est pour cela que je crois davantage à une démarche culturelle de collégialité et de débat. Je crois plus à un cheminement d’interrogation collective qu’à des décisions précisées par la loi, laissant sa part d’incertitude et d’humain à la décision. Dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie, les tabous sur la mort sont encore plus forts. La mort n’est pas un problème médical mais un problème existentiel. La mort, c’est le tragique de la vie. Or, nous avons presque éliminé le deuil et peut-être qu’aujourd’hui, certains cherchent à éliminer aussi la période précédant la mort pour faire en sorte que nous soyons confrontés seulement à l’existence et à la disparition. Mais dans ce cas, on peut craindre une profonde rupture civilisationnelle.