Aux États-Unis, comment une fausse couche peut devenir une affaire judicaire

Elle pensait recevoir de l’aide, elle a fini en prison. Fin mars, Selena Maria Chandler-Scott, 24 ans, est retrouvée inconsciente et couverte de sang dans son appartement en Géorgie, dans le sud-est des États-Unis. Elle vient de faire une fausse couche (aussi appelé "arrêt naturel de grossesse"), seule, à 19 semaines de grossesse. Les secours interviennent, mais l’histoire bascule : selon la police, la jeune femme aurait "placé le fœtus dans un sac avant de le jeter à la poubelle". Elle est arrêtée et inculpée pour "dissimulation de mort" et "abandon de cadavre", passible de 13 ans de prison. 

"Ce pour quoi elle a été arrêtée, c’est le fait qu’après sa fausse couche, elle a mis les restes dans une benne à ordures", explique Jill Wieber Lens, professeure de droit à l’université de l’Iowa et spécialiste des droits reproductifs. "Elle l’a fait parce qu’elle ne savait pas quoi faire. Et honnêtement, que devrait-on faire dans une telle situation ?" 

Après quelques jours de détention, Selena Maria Chandler-Scott est finalement libérée. Le procureur abandonne les poursuites le 5 avril, évoquant une affaire "déchirante" mais sans fondement juridique. "Notre décision doit reposer sur le droit, non sur l’émotion ou la spéculation", a déclaré Patrick Warren, le procureur du comté de Tift.  

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Vague de poursuites inédites 

Trop tard, le choc est là. L’indignation a inondé les réseaux sociaux. Jessica Valenti, autrice de la newsletter "Abortion, Every Day", a dénoncé une "banalisation de l’horreur" dans une vidéo publiée sur son compte Instagram : "Cela fait partie intégrante de leur stratégie pour nous rendre insensibles à leur extrémisme, pour nous habituer aux histoires d'horreur, afin que nous ne réagissions plus avec indignation."  

Le cas de Selena Maria Chandler-Scott, dans cet État qui interdit l'IVG au-delà de six semaines de grossesse, n’est pas isolé. Depuis que la Cour suprême a annulé l’arrêt Roe vs Wade en juin 2022 — mettant fin à la garantie fédérale du droit à l’avortement — les poursuites judiciaires visant des femmes enceintes ou ayant perdu leur fœtus se multiplient à travers le pays. Selon l’organisation Pregnancy Justice, qui documente ces cas, au moins 210 femmes ont été poursuivies durant la première année post-Roe vs Wade, un record depuis que les chercheurs ont commencé à suivre ces données. Parmi elles, 22 l’ont été spécifiquement après la perte d'un fœtus ou d'un bébé (une fausse couche, un bébé mort-né, ou le décès d'un nouveau-né).

En septembre 2023, Brittany Watts, une femme noire de l’Ohio, a été poursuivie après avoir fait une fausse couche à 22 semaines. Quelques jours après avoir appris que le fœtus qu'elle portait n’était pas viable, Brittany Watts a dû se rendre à deux reprises à l’hôpital avant d’être prise en charge. Lorsqu’elle est revenue en sang et a déclaré que le fœtus se trouvait dans un seau chez elle, une infirmière a alerté la police. Celle-ci dit avoir retrouvé le fœtus coincé dans les canalisations des toilettes. La trentenaire est aujourd’hui en procès contre l’hôpital et la police, les accusant d’avoir fabriqué l’accusation "atteinte à l'intégrité d'un cadavre", une infraction passible d’un an de prison et d’une amende de 2 500 dollars.

De son côté, Amari Marsh, 23 ans, a passé 22 jours en prison en Caroline du Sud après avoir fait une fausse couche alors qu'elle était aux toilettes. Accusée de meurtre par "maltraitance d’enfant", elle risquait jusqu’à la perpétuité. Elle n’a finalement pas été inculpée, mais reste profondément marquée

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La "personnalité juridique" du fœtus, levier de criminalisation 

À la racine de cette offensive judiciaire, un concept juridique en expansion : la "fetal personhood" ("personnalité juridique" du fœtus, en français) qui confère aux fœtus, et dans certains cas aux embryons et aux ovules fécondés, les mêmes droits qu'une personne. Selon le Guttmacher Institute, 27 lois dans 14 États mentionnent désormais ce concept. Certaines de ces lois stipulent qu’elles ne s’appliquent pas à la mère. Mais dans les faits, les procureurs s’en emparent pour poursuivre les femmes directement, dès lors qu’un arrêt de grossesse semble suspect. 

"Le message est brutal : un embryon, même non viable, compte plus qu’une femme vivante", analyse Alice Apostoly, cofondatrice et codirectrice de l’Institut du genre en géopolitique, spécialiste des politiques étrangères féministes. "On sacralise la vie à naître pour mieux subordonner la femme à ses fonctions reproductives." 

Dans le sillage de l’affaire Chandler-Scott, les démocrates haussent le ton : l'élue à la Chambre des représentants Sara Jacobs, par exemple, alerte sur les dérives des lois : "Nous ne pouvons pas permettre que cette notion de personnalité fœtale devienne une norme fédérale", prévient-elle sur X. 

Si la reconnaissance du fœtus comme personnalité juridique existait avant 2022, l'abrogation de l'arrêt Roe v. Wade a intensifié ce mouvement, selon les expertes. Dans les 19 États qui interdisent partiellement ou totalement l’avortement, chaque grossesse interrompue peut désormais être potentiellement considérée comme un avortement clandestin, suscitant une inquiétude croissante quant aux conséquences pour les femmes. 

"Ce qui a changé avec Dobbs (nom de la décision qui a annulé l'arrêt Roe v. Wade, NDLR), c'est la plus grande suspicion à l'égard des interruptions de grossesse. On se demande à chaque fois : a-t-elle pris un médicament abortif ? Ou est-ce une fausse couche naturelle ?", note Jill Wieber Lens.

Surveillance de l’intime 

Toutes les femmes ne sont pas exposées de la même manière à ces poursuites. Femmes noires, pauvres, ou souffrant de dépendances à l’alcool ou à la drogue sont surreprésentées. "Malheureusement, aux États-Unis, ce sont ces femmes-là que la police soupçonne d’abord", déplore Jill Wieber Lens. Selon le rapport de Pregnancy Justice, plus de 45 % des femmes poursuivies après une fausse couche entre 2022 et 2023 appartenaient aux communautés noires, latinos ou autochtones. 

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Parmi elles, certaines ont vu leur dossier médical transmis aux autorités sans leur consentement. Car si la loi HIPAA (Health Insurance Portability and Accountability Act) interdit la divulgation de données médicales, les sanctions sont rares en cas de violation, et les exceptions nombreuses. "On voit régulièrement des prestataires de santé appeler la police en divulguant des informations médicales, sans conséquence juridique pour eux", observe Jill Lens. "Les lois qui régissent la confidentialité et la sécurité des informations de santé ne sont pas assez dissuasives." 

Dans le pays, on estime que 26 % des grossesses se terminent par une fausse couche, selon la National Library of Medicine (PubMed). Le plus souvent, elles surviennent au cours du premier trimestre, parfois sans que la femme ne sache qu’elle était enceinte. "Une fausse couche, ça arrive tout le temps", rappelle Jill Wieber Lens. "Parfois, cela se passe sur une serviette hygiénique, ou aux toilettes. Donc si vous tirez la chasse, êtes-vous passible de poursuites ? C’est terrifiant." 

Cette surveillance du corps des femmes, "s’inscrit dans un projet de société fantasmée et voulue par les extrêmes droites américaines", souligne Alice Apostoly. "Dans cette logique réactionnaire, il s’agit d’imposer un retour brutal en arrière".