«Du grand art» , «une terrible ronde romanesque», «un roman bouleversant»... Depuis sa sortie en France, Les Éléments, (Lattès), dernier roman de l’Irlandais John Boyne, traduit par Sophie Aslanides, est encensé par la critique. Ce 22 septembre, le jury du prix du roman Fnac, composé de 400 libraires Fnac et 400 adhérents, lui a décerné sa prestigieuse récompense.
Cela faisait cinq ans - depuis le formidable Betty de Tiffany McDaniel - qu’un auteur étranger n’avait pas remporté le prix. Si le grand public connaît surtout John Boyne pour son roman jeunesse Le Garçon au pyjama rayé, succès planétaire qui a eu son adaptation en 2008, il se souvient aussi qu’il est l’auteur d’une œuvre adulte prolifique et bien remarquée. John Boyne revient pour Le Figaro sur la construction unique de son roman Les Éléments, paru en Irlande sous forme de quatre novellas (Eau, Terre, Feu et Air) entre 2023 et 2025, réunis chez nous en un volume, qui plonge dans les abysses de la psyché humaine.
Passer la publicitéLE FIGARO. - Vous venez de recevoir le Prix du Roman Fnac, heureux ?
John BOYNE. - Je suis incroyablement enthousiaste ! J’étais déjà tellement heureux quand j’ai appris que j’étais sur la liste, alors savoir que je viens de remporter cette récompense… c’est un immense honneur et cela me rend très fier. Je sais l’importance qu’a la littérature en France. J’aime ce pays. J’y suis venu à maintes reprises, en vacances, pour des festivals... Encore l’année dernière, nous sommes venus moi et mon compagnon à Paris, dans l’hôtel où est mort Oscar Wilde. Paris est la grande ville du romantisme ! C’était merveilleux. Mon français est assez rouillé en revanche. Je l’ai appris à l’école et en première année à l’université. Mais le fossé entre le niveau primaire et le niveau universitaire fut bien trop grand pour moi...
Qu’est-ce qui a plu selon vous dans votre roman ?
Je pense que Les Éléments a une structure inhabituelle pour un roman, il suit quatre éléments et quatre histoires distinctes, avec un personnage secondaire de chacune qui devient le narrateur de la suivante. En outre, c’est aussi une histoire très personnelle. J’ai été victime d’abus sexuels quand j’étais adolescent à l’école. C’est quelque chose que j’ai dû gérer et accepter tout au long de ma vie d’adulte. Je me suis senti prêt à l’écrire, mais en l’abordant sous quatre perspectives : le complice, la complicité, le coupable, et la victime. D’après moi, c’est le livre le plus exigeant et exaltant que j’ai écrit mais aussi, le plus structurellement innovant. Je pense, ou du moins, j’espère, que j’ai proposé aux lecteurs quelque chose d’inhabituel. On cherche toujours quelque chose d’inhabituel en littérature.
La fiction m’a permis d’être, je suppose, moins « critique » à l’égard des gens qui commettent ces crimesLes retours de lecteurs sont-ils différents selon les pays ?
Passer la publicitéLes gens ont très bien répondu à cette histoire, indépendamment des pays dans lequel le livre a été publié ou traduit. Il y a beaucoup d’authenticité et beaucoup d’émotion dans ce roman. Je pense que les lecteurs le sentent... Je pense que nous sommes tous les mêmes autour du monde. Nous avons différentes expériences de vie mais je pense que nos émotions se traduisent dans n’importe quel pays et n’importe quelle langue.
Ce roman n’en est pas un à l’origine mais quatre. Comment avez-vous fait pour réunir ces histoires et les réunir en un seul livre ?
J’avais déjà écrit beaucoup de romans très longs et je voulais passer à un format plus court. J’ai eu l’idée de ma première partie: L’eau. En l’écrivant, je me disais que j’allais essayer de raconter une grande histoire, mais en peu de pages. Et aux deux tiers de la rédaction de ce premier jet, j’ai compris que comme j’avais L’Eau, qui était le grand thème du livre, eh bien, j’avais aussi les quatre éléments : eau, terre, feu et air. C’est vraiment à partir de là que le livre s’est construit, et où je me suis dit que je pourrais écrire quatre histoires, chacune avec une perspective différente.
J’ai présenté le manuscrit de L’Eau à mon éditeur au Royaume-Uni, à la suite de quoi je lui ai dit que j’aimerais publier ces histoires en quatre livres séparés, puis les rassembler en un seul volume : un personnage secondaire de chaque histoire devenant le narrateur de la suivante, et en abordant l’abus sous différents angles, mais avec des crimes différents. Il a lu le manuscrit de L’Eau et ça lui a plu. Une fois lancé, j’ai dit à mes agents que je laissais les éditeurs étrangers libres de faire ce qui convenait le mieux à leur marché. Ainsi, certains pays ont publié les quatre éditions séparément, d’autres en ont fait deux, en regroupant Eau et Terre , puis Feu et Air. Et certains, comme la France, ont fait autrement. Les États-Unis le publient en une seule édition. À la fin, c’est exactement le même livre.
Était-il plus simple de parler de votre passé dans un roman que dans un témoignage ?
Passer la publicitéEh bien, écrire a un effet cathartique, c’est certain. Mais la fiction m’a permis d’être, je suppose, moins « critique » à l’égard des gens qui commettent ces crimes ou qui permettent ces crimes de se produire. Mon travail en tant que romancier est de trouver un moyen pour que le lecteur comprenne ou découvre un peu d’humanité chez chacun de ces personnages. Moi-même j’ai dû me lancer ce défi, plutôt que de me contenter d’être simplement condamnatoire. C’est une chose difficile à faire dans un roman. Pour moi, en tant que lecteur, le roman doit permettre de réfléchir aux personnages, et nous rappeler que la vie n’est pas simplement noire ou blanche. Il y a beaucoup de nuances entre les deux que nous devons essayer de comprendre.
Toute personne qui a été abusée mérite notre attention, notre compassion. Mais le fait d’avoir vécu quelque chose d’horrible dans sa vie ne donne pas le droit de le faire subir à quelqu’un d’autre.Votre livre est difficile à résumer, si vous deviez le décrire en une phrase pour les lecteurs qui ne l’ont pas encore lu, que choisiriez-vous ?
Je dirais que c’est un livre qui permet de comprendre les raisons pour lesquelles les gens abusent des autres et la façon dont on survit à leurs actes.
Le monde que vous décrivez est extrêmement violent, mais tragiquement réel. Vous n’épargnez personne: du coupable à la victime, il n’y a qu’un pas. D’après vous, si une personne a souffert, est-elle condamnée à faire souffrir elle aussi ?
Non, pas du tout. Je pense que nous sommes tous responsables de nos actes. En Irlande, nous avons un lourd passé d’abus dans les écoles et l’Église. Je crois que la plupart des auteurs d’abus ont peut-être eux-mêmes été victimes d’abus, mais c’est à nous de décider si nous allons ou non continuer ce cycle. Dans la troisième partie, Freya est quelqu’un qui le perpétue. Dans la quatrième partie, Aaron rompt ce cycle. Toute personne qui a été abusée mérite notre attention, notre compassion. Mais le fait d’avoir vécu quelque chose d’horrible dans sa vie ne donne pas le droit de le faire subir à quelqu’un d’autre. Trouver un moyen d’en parler, de l’exprimer, c’est ce qu’on peut faire pour empêcher que ces actes se reproduisent.
On imagine que bien des lecteurs ont eu envie de se confier après la lecture de ce roman... Comment avez-vous accueilli ces témoignages ?
Beaucoup de personnes sont venues me voir lors d’événements, de festivals, etc., et m’ont dit qu’elles avaient trouvé une forme de catharsis à travers ces histoires, ou qu’elles avaient été poussées à écrire elles-mêmes, ou à parler à des membres de leur famille. Je veux que les gens comprennent que ce n’est jamais à la victime d’avoir honte. La honte revient à la personne qui a commis ces actes. Mais ça prend du temps de le réaliser. Par exemple, quand j’avais une vingtaine d’années, je me sentais absolument honteux. J’avais l’impression d’avoir laissé ces choses m’arriver. Mais quand tu es enfant, tu es un enfant. Tu n’es responsable de rien. Celui qui te fait du mal, c’est lui le responsable, pas toi. Il faut parfois des années pour y parvenir, mais il faut y arriver.
Ces témoignages me donnent le sentiment que j’ai pu utiliser le talent que Dieu m’a donné pour transformer ma douleur, mon expérience en mots et que ce que j’ai vécu a peut-être une issue positive... C’est le livre dont je suis le plus fier parmi tous ceux que j’ai écrits. Cela m’a demandé tellement de temps pour me sentir capable d’écrire cette histoire... C’est pour ça qu’une récompense comme le Prix du Roman Fnac compte tellement pour moi. J’ai l’impression d’avoir dit tout ce que je voulais dire, j’ai écrit comme je voulais écrire, et maintenant voilà, je peux avancer dans ma vie et ne plus y penser.
À la fin du livre, et à la lecture des actes terribles que vous racontez, on se demande si vous avez encore foi en l’espèce humaine. Vous considérez-vous comme un écrivain humaniste ?
Oui, je le suis. Je crois vraiment que la plupart des gens sont bons et que nous tous essayons de faire de notre mieux. Nous tous faisons des erreurs. Chacun d’entre nous. Nous avons des moments dans notre vie que nous regrettons et que nous nous sentons déçus. Mais je pense, je crois vraiment et je veux croire que la plupart des gens sont bons. Et j’ai vraiment voulu que ce livre finisse sur une note de positivité. Le monde est difficile mais nous pouvons y survivre.