« L’appropriation culturelle est un faux débat » : aux Gobelins, Christian Louboutin tisse un pont entre l’Inde et la France

« J’ai l’habitude d’être là où on ne m’attend pas », nous lance Christian Louboutin lorsqu’on le rencontre aux Gobelins, dans le 13e arrondissement de Paris, pour la visite de presse de l’exposition « Ce qui se trame. Histoires tissées entre l’Inde et la France » (jusqu’au 4 janvier). Effectivement, nous avions quitté le Français il y a un mois alors qu’il nous annonçait, contre toute attente, la nomination à la tête de sa ligne masculine de Jaden Smith, le fils de Will. Quelques jours plus tard, pendant la Fashion Week, il orchestrait un défilé de ses escarpins à la semelle rouge digne d’une superproduction dans un stade aux portes de Paris.

Plutôt que lever le pied, cet éternel curieux n’a pas résisté à l’appel de la célèbre manufacture nationale. « Malgré ce que certains croient, les gens de mode ne vivent pas dans leur tour d’ivoire, ils ne s’intéressent pas qu’aux vêtements, aux souliers et aux sacs !, nous dit-il d’emblée. D’abord parce qu’ils puisent leurs inspirations dans d’autres domaines, d’autres cultures et en particulier la culture indienne. »

Exposition "Ce qui se trame. Histoires tissées entre l’Inde et la France" Mobilier National
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Cette exposition est née de la volonté d’Emmanuel Macron à la suite à sa première visite officielle en Inde début 2024. « Invité par le premier ministre Narendra Modi aux célébrations de la fête nationale, à Jaipur, qui est la capitale des savoir-faire et des métiers d’arts du pays, il a souhaité une grande rétrospective sur la relation fertile de près de quatre siècles entre nos deux pays, raconte Hervé Lemoine, le président des Manufactures nationales – Sèvres et Mobilier national. Or, s’il y a bien un domaine particulièrement riche dans les échanges entre nos deux nations, et dans les deux sens, c’est bien dans le domaine du textile. Nous parlons ici de quatre cents ans de relations ininterrompus, qui se poursuivent aujourd’hui, comme nous le montrons à travers des créations contemporaines. »

Exposition "Ce qui se trame. Histoires tissées entre l'Inde et la France" Mobilier National

Emblématiques de ce dialogue, les fameuses indiennes (en coton imprimé à la main de motifs floraux et orientaux) qui, importées par la Compagnie française des Indes orientales, connurent un immense succès auprès de la noblesse française au XVIIe siècle. À tel point que ces tissus menaçant la production française de soie, de laine et de lin, devinrent des enjeux économiques et politiques menant à l’interdiction de leur importation par Louis XIV en 1686… Mais la mode ne cessa pas, tandis que les ateliers hexagonaux développèrent leurs propres cotons imprimés, à la manufacture de Jouy-en-Josas, ce qui donna naissance à la toile de Jouy. À l’inverse, certaines techniques de points de dentelle à l’aiguille d’Alençon, « importées » pendant la colonisation à Pondichéry et Chandernagor, sont entrées dans la tradition des artisans indiens.

Scénographie de l’exposition « Ce qui se trame. Histoires tissées entre l’Inde et la France ». MOBILIER NATIONAL

Encore aujourd’hui, ces échanges sont essentiels pour la mode et le luxe contemporain, comme en témoigne le rôle de l’école pour femmes de broderies à Bombay, la Chanakya School of Craft, travaillant entre autres avec Dior - à voir, les panneaux brodés imaginés par la plasticienne Rithika Merchant qui ont servi de décor du défilé haute couture de l’été 2025 de Dior. Ou cette buire (une cruche en terre) du XIXe siècle imprimée de motifs « indienne », conservée à la manufacture de Sèvres, qui a inspiré au jeune artiste Kunaal Kyhaan, durant sa résidence au sein des Manufactures nationales, une version figurative entièrement brodée. Autant de pièces d’hier et aujourd’hui sélectionnées par Christian Louboutin. Rencontre.

LE FIGARO. - Quel est votre rôle au sein de cette exposition de la manufacture des Gobelins ?

CHRISTIAN LOUBOUTIN. - Celui d’un directeur artistique, sorte d’« œil de Moscou » à la française. Je voulais une exposition visuelle, sensorielle, et non pas, comme souvent sur ces sujets-là, trop technique. Dans la culture indienne, le textile est fondamental, même le plus simple des tissus est vénéré, certains sont conservés comme des reliques dans les ateliers. Mais ce n’est pas le cas des Français, qui ne connaissent pas grand-chose des techniques textiles parce qu’on les reçoit chez nous déjà fabriqués, cousus, ornés, brodés. J’ai donc dû expliquer aux collectionneurs privés indiens qui nous ont prêté leurs œuvres et qui s’attendaient à une installation très didactique, que pour la fabrication du chaîne et trame, le tissage à deux fils de trame ou trois ne passionneraient pas nos visiteurs.

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D’où vous vient cette passion pour la culture indienne ?

J’ai découvert l’Inde enfant à travers les films classiques et ceux de Bollywood que j’allais voir dans les cinémas parisiens. Je rêvais de visiter les studios de cinéma de Madras et de Bombay, ce que j’ai réussi à accomplir lors de mon premier voyage là-bas, vers 15 ou 16 ans. Je me souviens encore de mon émotion dans un magasin de tissus à Varanasi (ou Bénarès, NDLR), les cotons imprimés, les brocards incroyables… Le propriétaire m’a alors ouvert un coffre et je m’attendais à découvrir je ne sais quelle étoffe exceptionnelle. Il en a sorti deux pièces de tissu d’une simplicité presque désarçonnante. Il s’agissait de shahtoosh, une laine extrêmement fine et extrêmement chère. Ça m’a bouleversé. Je me suis toujours intéressé au travail de la main. Mon père était ébéniste. L’artisanat parle d’une communauté, d’une ville, d’un pays. C’est un livre ouvert, généreux, sur une culture, une mentalité. Voilà maintenant quarante-cinq ans que je me rends en Inde régulièrement. C’est un pays qui a eu la chance de rester connecté avec ses particularités et ses spécificités, sa cuisine, son goût des bijoux, des histoires et des textiles, même dans les périodes les plus pauvres.

Buire crééé par l’artiste Kunaal Kyhaan, durant sa résidence au sein des Manufactures nationales Mobilier National

Ce projet vous a-t-il permis de redécouvrir certains aspects de cette culture textile ?

Absolument. Je connais l’Inde depuis quarante-cinq ans et pourtant, en travaillant avec Mayank Mansingh Kaul, le commissaire de l’exposition, j’ai beaucoup appris. Lui possède une connaissance encyclopédique du textile, des techniques, des matières, mais ce qui m’a frappé, c’est à quel point certains gestes, certains termes sont pour lui des évidences alors qu’ils ne le sont pas du tout pour un public français. Le textile en Inde accompagne la vie dès la naissance. Là-bas, toucher une matière, reconnaître une trame, comprendre un motif, ce sont des réflexes. Ce décalage culturel m’a obligé à me questionner sur ma vision de l’Inde et la façon dont je pouvais la transmettre. C’est dans ce pont entre « ce qui est naturel pour eux » et « ce qui est nouveau pour nous » que j’ai redécouvert tout un monde.

Comment avez-vous travaillé à rendre cette exposition accessible au grand public ?

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Il a fallu troquer la technique pour l’imaginaire. Montrer une pièce en expliquant qu’elle comporte deux fils de trame puis un fil de fond ne va pas captiver le visiteur. En revanche, si on le transporte par la couleur, la forme, la poésie du textile, alors on éveillera naturellement sa curiosité. J’ai donc créé un parcours très visuel, presque narratif, où la beauté est le premier langage. Une fois que l’émotion est là, on peut aborder les procédés, les gestes, la virtuosité. C’est ce dégradé entre rêve et savoir-faire qui, à mon sens, rend justice à ces artisans extraordinaires.

Cette exposition permet aussi aux visiteurs d’aller au-delà des clichés sur la main-d’œuvre indienne…

Il existe un vieux fond de colonialisme et ce qui, dans la mode, n’est pas produit en France ou en Europe est souvent moins considéré. Parce que ce n’est pas « de chez nous », on considère cela exotique. Ce mépris est pourtant totalement injustifié. Je n’ai jamais vu une qualité aussi incroyable de broderie qu’en Inde. C’est le pays de la broderie. Mais il y a tant d’autres techniques indiennes extraordinaires : l’impression « block print », la teinture, le travail du verre, les mosaïques de miroirs…

Comment avez-vous abordé la question de l’appropriation culturelle ?

Je vous avoue que je ne comprends absolument pas ce qu’on appelle l’« appropriation culturelle ». Selon moi, c’est un faux problème et surtout un faux débat. Je suis breton, je ne vois pas pourquoi je m’intéresserais uniquement à ce qui est breton. Je ne vais pas porter une marinière toute la journée et interdire aux autres d’en porter. Que les gens copient sans donner leurs sources, ça, c’est un problème. Mais s’intéresser aux autres, c’est leur rendre hommage et cela a toujours existé dans le commerce, les langues, la manière de se nourrir… C’est la communication entre les gens. Ce qui m’a intéressé dans ce projet, c’est de montrer des mariages : deux cultures qui se regardent et qui s’intéressent l’une à l’autre.

« Ce qui se trame. Histoires tissées entre l’Inde et la France ». Du 4 décembre 2025 au 4 janvier 2026 au Mobilier national. Du mardi au dimanche de 11h à 18h. Tarifs adultes (8€) et réduit (5€). Renseignements sur www.mobiliernational.culture.gouv.fr

L’Antichambre imaginée par Christian Louboutin et confectée par Cerise Guyon Sophia Taillet pour l’exposition "Ce qui se trame. Histoires tissées entre l’Inde et la France" Mobilier National