L’opération séduction des ex-jihadistes de la HTC pour la conquête du pouvoir en Syrie

Ils ont pris Alep en moins de trois jours et viennent de conquérir Hama, jeudi 5 décembre, avec pour objectif ultime de fondre sur Damas afin d’y renverser le régime de Bachar al-Assad. Qui sont les rebelles islamistes de la Hayat Tahrir al-Cham, à la tête de cette offensive éclair qui a surpris tant l’armée syrienne que les nombreux acteurs de ce théâtre de guerre ?

L’Organisation de libération du Levant, plus connue sous ses initiales HTC, est l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaïda, dont elle s’est désolidarisée en 2016. Elle doit beaucoup à son chef, le très stratège Abou Mohammed al-Joulani. Ce Syrien, transfuge du groupe État islamique d'Irak, dont découlera quelques années plus tard l'organisation État islamique, fonde en Syrie le Front al-Nosra en 2012, puis finit par prêter allégeance à Al-Qaïda en 2013, avant de rompre ses liens, d'un commun accord, trois ans plus tard.

Une image extraite d'une vidéo diffusée le 28 juillet 2016 par la chaîne de télévision par satellite Orient News, basée à Dubaï, montrant Abou Mohammed Al-Joulani, en turban.
Une image extraite d'une vidéo diffusée le 28 juillet 2016 par la chaîne de télévision par satellite Orient News, basée à Dubaï, montrant Abou Mohammed Al-Joulani, en turban, prononcer la rupture de son groupe avec Al-Qaïda. © AFP, HO

En janvier 2017, l’ancien Front al-Nosra tente de se refaire son image et entame une mue idéologique, adoptant un nouveau nom – Hayat Tahrir al-Cham – et se débarrassant de gré ou de force de ses membres les plus radicaux.

"Groupe islamiste rigoriste et conservateur" 

Début 2019, les combattants de la HTC prennent le contrôle de la majorité de la province d'Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie, au détriment des autres groupes rebelles. Rencontré par le journaliste de France 24 Wassim Nasr en 2023 à Idleb, Abou Mohammed al-Joulani dit alors œuvrer afin que les zones sous son contrôle ne soient pas utilisées comme bases arrière pour préparer des attentats en Occident. Un des principaux personnages du groupe, Abou Maria al-Qahtani, également rencontré à Idleb, affirme de son côté qu'ils font "tout ce [qu’ils peuvent] pour empêcher les plus jeunes de rejoindre Al-Qaïda ou l’EI, en leur montrant qu’un autre chemin est possible avec ce qui est instauré par la HTC à Idleb".

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"Non seulement le groupe HTC a rompu ses liens avec Al-Qaïda, mais il combat Al-Qaïda et l’État islamique au même titre depuis des années. Ce sont même ses combattants qui ont tué le quatrième calife de l’EI [Abou al-Hussein al-Husseini al-Qourachi] en août 2023", rappelle sur France 24 le journaliste spécialiste des mouvements jihadistes, qui qualifie désormais l’organisation de "groupe islamiste rigoriste et conservateur".

Pour Arthur Quesnay, docteur en sciences politiques à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, interrogé sur l’antenne de France 24, la HTC, composée désormais à 90 % de Syriens, est devenue "un groupe révolutionnaire syrien qui fait la guerre en Syrie, qui ne cherche plus à faire le jihad international et à frapper des objectifs étrangers, mais qui est là pour prendre Damas".

Parlons-en
Parlons-en © FRANCE 24

Abou Mohammed al-Joulani dit avoir tourné la page du jihad global et du terrorisme international, considérant "que cela 'n'apporte que destruction et échecs'", rapporte Wassim Nasr. Pour le chef islamiste, son groupe "n’a aucun problème avec l’Occident, son problème est avec le régime syrien, ainsi qu'avec les Iraniens et les Russes qui le soutiennent".

Toutefois, la HTC et son chef restent classés sur la liste des organisations terroristes par l'ONU, les États-Unis et certains pays européens, ce qui freine le chef islamiste dans ses ambitions politiques. "L’un de ses objectifs est d’être retiré de la liste internationale des organisations terroristes, afin de pouvoir voyager et devenir un acteur politique syrien de premier plan", explique Arthur Quesnay.

Tentative de normalisation

Pour cela, le chef rebelle a des arguments à mettre en avant. À Idleb, Abou Mohammed al-Joulani a mis en place une administration locale, le "gouvernement de salut national", sorte de laboratoire de ce qu’il pourrait instaurer dans l'ensemble du pays.

Wassim Nasr, qui s’est rendu sur place en 2023, a pu y observer une liberté de culte contenue, avec des messes tolérées pour les chrétiens, mais pas d’autorisation d’afficher des croix ou de sonner le carillon. Il rapporte également la mise en place d'une politique visant à rendre les terres occupées par des jihadistes étrangers à leurs propriétaires syriens, même si ces derniers sont des chrétiens ou des druzes.

Pragmatique, Abou Mohammed al-Joulani a cherché à obtenir le soutien des habitants des territoires conquis. "À Idleb, la population est majoritairement soufie – un islam populaire syrien plus classique. Progressivement, on a vu le groupe HTC évoluer, quitter sa ligne salafiste initiale pour s’adapter à ceux qu’il devait gouverner", relève Arthur Quesnay. D’autres minorités comme les druzes ou les Kurdes sont aussi protégées, notent d’autres experts.

"C’est la première fois qu’un groupe d’origine jihadiste accepte des ouvertures vers différents courants de l’islam ou d’autres religions", poursuit Arthur Quesnay. "Certes, il y a eu une répression locale contre des activistes, mais il y a eu aussi des manifestations régulières contre le groupe HTC, et là, Joulani était dans une forme de négociation comme cela se fait ailleurs."

"Il faut regarder cela avec prudence, mais c’est ce qu’ils appliquent à Idleb depuis cinq ans", ajoute Wassim Nasr. "La HTC est loin d'épouser les valeurs démocratiques ou celles d'une société libérale, mais elle a pris un virage ou une troisième voie inédite."

Bienveillance affichée envers les minorités à Alep

Appliquant la même recette après la conquête d’Alep, Abou Mohammed al-Joulani a d’abord tenté de rassurer la population, notamment les minorités. Dans un communiqué rendu public, il s’est adressé à ses combattants en leur demandant de ne pas s’en prendre aux chrétiens : "Traitez les biens […]. On a bien traité les chrétiens d’Idleb et d’Alep, vous n’avez rien à craindre."

Aux Kurdes, la HTC a adressé un message d’unité, inimaginable il y a encore quelques années. "Vous avez le droit de vivre en liberté […]. La diversité est une force dont nous sommes fiers […]. Nous dénonçons les agissements de l’organisation État islamique contre les Kurdes, y compris l’esclavage des femmes […]. Nous sommes avec les Kurdes pour bâtir la Syrie de demain", peut-on lire dans un extrait de leur communiqué authentifié par Wassim Nasr.

Autre fait nouveau, le groupe rebelle islamiste a également offert la possibilité aux combattants kurdes de quitter Alep avec leurs familles. "Ils travaillent sur un corridor pour évacuer ceux qui se trouvent sur leur territoire vers les bastions kurdes du Nord-Est, et ce en bonne entente avec les YPG, la principale milice kurde de Syrie, ce qui n’est pas forcément du goût de la Turquie", relève Wassim Nasr.

Une entente avec les Kurdes qui pourrait agacer les autres groupes armés rebelles ayant participé à la prise d’Alep. En effet, si la HTC a constitué le moteur de l’offensive éclair de ces derniers jours, elle n’est plus seule dans cette tentative de prise de territoire.

Surprise de la Turquie

À Alep, la HTC a été appuyée sur le front nord par l’Armée nationale syrienne (ANS), une coalition d’une dizaine de groupes rebelles largement financés, équipés et entraînés par la Turquie. Implantés le long d’une large partie de la frontière turque, ces groupes ont pour point commun d’être farouchement antikurdes.

"Ankara a été surpris devant l’offensive éclair de la HTC sur Alep", explique Wassim Nasr. Mise devant le fait accompli, la Turquie a lancé l’ANS dans la bataille "pour couper tout lien possible entre les bastions kurdes du nord-est de la Syrie et ceux qui restaient à Alep" et ne pas laisser Abou Mohammed al-Joulani seul maître à bord.

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La HTC et ces groupes armés proturcs parfois qualifiés d’"alliés" sont plutôt dans des "rapports de force qu’on ne peut pas appeler des rapports cordiaux". Une relation marquée par de nombreuses frictions, notamment sur la question kurde. Abou Mohammed al-Joulani n’hésite d’ailleurs pas à blâmer publiquement les groupes constituant l’Armée nationale syrienne – par exemple le 3 décembre, pour s’être livrés à des pillages dans une usine d’Alep, rapporte ainsi le quotidien Libération.

Pour Ankara, le retour dans leur pays des quelque trois millions de réfugiés syriens actuellement accueillis sur son territoire est une priorité. Une zone rebelle élargie et sécurisée serait pour elle la bienvenue. Reste à savoir jusqu’où la Turquie tolérera l’entente fragile et de circonstance entre la HTC et les Kurdes, ses ennemis jurés.