INTERVIEW. "Il n'y a plus de dialogue possible" : la réalisatrice Auberi Edler filme la lutte entre démocrates et républicains lors d'une élection scolaire aux Etats-Unis

Alors que Donald Trump sera investi 47e président des Etats-Unis à Washington le 20 janvier, un documentaire diffusé sur Arte mercredi 15 janvier s'infiltre au cœur d'une communauté américaine qui s'affronte lors de l'élection d'une commission scolaire à Elizabethtown (Pennsylvanie). Une bataille entre démocrates et républicains pour un scrutin en apparence insignifiant, mais qui se révèle pourtant édifiant.

Une guerre civile : Elizabethtown, USA, réalisé par la journaliste Auberi Edler, décrit avec minutie, sans le moindre commentaire, les guerres culturelles et idéologiques qui fracturent le pays actuellement. Des droits des personnes LGBTQI+ au contrôle des armes à feu, les citoyens américains des deux bords semblent irréconciliables. Initialement intitulé "Une pastorale américaine", ce film a reçu le prix de la meilleure réalisation au Festival international du documentaire d'Amsterdam.

La réalisatrice Auberi Edler s'est confiée à franceinfo, alors que le milliardaire populiste fait son retour à la Maison Blanche.

Franceinfo : Qu'avez-vous voulu montrer dans votre film ?

Auberi Edler : J'avais envie de comprendre au niveau humain et pas seulement sur un plan politique comment l'Amérique s'est divisée. Comprendre pourquoi les gens n'arrivaient plus à communiquer, pourquoi cette démocratie est devenue si fragile. Pour illustrer ce que je souhaitais montrer, j'ai décidé de suivre l'élection d'une commission scolaire, car cela me paraissait être un niveau de campagne instructif et extrêmement révélateur. Ce film a été compliqué à faire, mais il correspond à la réalité de ce qui m'a été donné de voir. 

Pourquoi avoir choisi de situer votre film à Elizabethtown ?

J'avais envie d'être dans la ruralité américaine, car je trouve que les médias français ou européens couvrent souvent les Etats-Unis essentiellement sur les deux côtes, et oublient qu'une majorité d'Américains vivent entre les grandes villes.

"C'est là, à mon sens, que l'on peut prendre le pouls de l'Amérique."

Auberi Edler, réalisatrice

à franceinfo

A Elisabethtown, il y avait tous les composants pour mon film, à savoir une campagne électorale locale qui se jouait aux bonnes dates, une église très présente dans la vie politique, un Parti républicain local tombé entre les mains de trumpistes extrêmement religieux, avec cette tentation de théocratie. Et puis, il y avait ce petit clan d'irréductibles démocrates qui, tous les trois ans, tentent de se représenter à l'élection de cette commission scolaire.

Pourquoi ces commissions scolaires sont-elles si importantes politiquement ? 

Avant Donald Trump, personne ne se souciait de ces commissions. Car, c'est beaucoup de travail et surtout, ce n'est pas rémunéré. C'est Steve Bannon qui, après l'échec de l'assaut du Capitole, a déclaré qu'il fallait prendre le pouvoir par le bas. La droite extrême s'est alors emparée des comités locaux du Parti républicain, en se débarrassant des plus modérés, et ils ont ensuite jeté leur dévolu sur les commissions scolaires, car, par ce biais, ils peuvent modeler l'éducation des jeunes. Ces commissions sont devenues un réel objectif de guerre politique. 

Cela a-t-il été facile de convaincre les protagonistes de votre film ? 

Lorsque nous sommes parties à Elizabethtown en février 2023, nous n'avions aucun contact sur place. Heureusement, nous avons eu la chance d'avoir une grande liberté et des mois de tournage possibles. Cela a permis d'avoir le temps de comprendre les choses, d'écouter les gens et qu'ils comprennent eux aussi ce que nous souhaitions faire. 

Les choses se sont réellement mises en place lorsque la directrice de l'école a accepté que l'on tourne dans son établissement, qui compte 3 200 élèves. Puis, nous avons pu rencontrer des personnes des différents bords politiques. Au départ, les démocrates n'avaient pas très envie d'être filmés, quant aux républicains et aux membres de la plus puissante église évangélique de la ville, ils étaient, en majorité hostiles.

"Quelques personnes ont essayé d'empêcher le tournage, allant jusqu'à s'opposer à ce que je filme dans des lieux publics."

Auberi Edler, réalisatrice

à franceinfo

Comment avez-vous gagné la confiance des républicains ? 

Essentiellement en les écoutant. En passant beaucoup de temps avec eux, j'ai compris que chez les gens de cette droite chrétienne nationaliste, il y a de profondes blessures, nées après l'assaut du Capitole. Ils ont été particulièrement diabolisés dans les médias à ce moment-là, sans aucune chance d'expliquer quel était leur ressenti et d'où ils venaient. Je leur ai exposé que je faisais du cinéma direct, sans commentaire ni interview, et que nous comptions couvrir les deux bords politiques, sans jamais dire ni à l'un ni à l'autre ce que nous faisions.

Je me suis tenue à cet engagement malgré leur grande curiosité. Au fil des six mois de tournage, des liens humains se sont tissés. Je pense que lorsque l'on réalise ce genre de documentaire, il est important de voir la beauté chez les gens que l'on filme, sinon rien n'est possible. Il y en a toujours, car l'âme humaine n'est pas manichéenne. La confiance s'est ainsi instaurée petit à petit. 

On ne sent assez peu la haine entre les deux camps dans votre documentaire...

Dans le film, les gens se disent bonjour, se parlent... Pourtant, il y a une véritable haine et une profonde colère des deux côtés. Ce qui est troublant et paradoxal, c'est qu'au fond entre les démocrates et les républicains, il y a beaucoup de points communs. Néanmoins, ils sont enfermés dans une situation de blocage, il n'y a plus de dialogue possible entre eux malheureusement.

Quel que soit leur bord politique, ces citoyens semblent particulièrement croyants... 

Je pense que le film permet de comprendre que l'Amérique est un pays extrêmement chrétien et croyant, c'est dans l'ADN du pays, on a tendance à l'oublier ici. On pense souvent, que les gens de gauche sont juste de gauche et que les gens de droite passent leur temps à l'église. Mais en fait, c'est plus subtil et compliqué que cela.

Est-ce la pandémie de Covid-19 qui a bousculé à ce point leurs opinions politiques ? 

Oui. Pour cette population ordinaire américaine, l'idée de devoir porter un masque a été la dernière atteinte à leur liberté individuelle. Pendant cette période, les églises étaient fermées afin d'éviter la contagion, les gens faisaient des visioconférences pour suivre le sermon du dimanche. Certaines églises, parmi les plus extrémistes comme LifeGate, ont décidé de braver les interdictions. Les gens sont venus en masse : d'une vingtaine de fidèles, l'auditoire est passé alors à une centaine de personnes.

"On peut dire que le Covid a joué un rôle étonnamment majeur dans la polarisation politique américaine."

Auberi Edler, réalisatrice

à franceinfo

De nombreux citoyens sont rentrés dans une forme de religion beaucoup plus politique avec cette envie de théocratie, de retourner au Livre et d'en appliquer les préceptes dans la vie politique américaine. Ces églises extrémistes jouaient déjà un rôle social, mais cela s'est fortement intensifié. La religion s'infiltre toujours dans les brèches laissées dans la société par un Etat défaillant. Lorsque l'on creuse, on trouve beaucoup de douleur. Il y en a énormément chez ces gens, car l'Amérique est un pays difficile. Vivre dans cette douleur d'une manière intime pendant des mois et des mois, c'est très lourd, parce qu'on ne peut rien faire pour l'apaiser. On ne peut que l'observer et en témoigner. 


Le documentaire Une guerre civile : Elizabethtown, USA, réalisé par Auberi Edler, est diffusé mercredi 15 janvier à 22h35 sur Arte et visible sur la plateforme france.tv.