Pascal Lamy : "Obnubilés par le show de Trump sur le commerce, nous oublions son agenda politique"

Les multiples revirements de Donald Trump au sujet de l’augmentation des droits de douane effraient les marchés financiers mondiaux. Pascal Lamy, également ancien directeur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), estime que ce protectionnisme "ne marchera pas et que Donald Trump va être obligé de reculer, comme il a d'ailleurs commencé à le faire". 

"Ce n'est pas un grand désordre commercial mondial"

Il critique les volte-face répétées du président américain : "Il impose des droits de douane à tout le monde. Le lendemain, il en retire une partie. Le lendemain, il tape un gros coup sur la Chine." Face à cette instabilité, il relativise le poids des États-Unis : "Ce n'est pas un grand désordre commercial mondial. C'est une confrontation entre un pays qui représente 13 % des importations mondiales, qui sont les États-Unis, et ses partenaires commerciaux." 

En guise de réponse, il évoque deux options possibles pour l’Union européenne (UE) : "La première, c'est de négocier un deal commercial avec les Américains s'il y a quelque chose à négocier. Une négociation commerciale, en général, c'est gagnant-gagnant." Il rappelle que la Commission européenne a proposé aux États-Unis une exemption de droits de douane totale et réciproque pour les produits industriels afin de tenter d'éviter une guerre commerciale. 

"L’autre option consiste à prendre des mesures de rétorsion au cas où [...] cette négociation ne marche pas et si les Américains maintiennent leurs tarifs. À ce moment-là, nous sommes tout à fait dans notre droit vis-à-vis de l'OMC de prendre des contre-mesures à la taille de la pénalité que les Américains nous imposent", détaille-t-il. "Nous avons les moyens de faire face, y compris si le marché américain se fermait aux exportations chinoises et si cela se traduisait par un reflux des exportations chinoises sur le marché européen."

"Il y a de bonnes raisons de penser que Trump va se calmer"

Si les États-Unis restent officiellement membres de l’OMC, ils n’en respectent plus toutes les règles : "Toutes les mesures douanières qu’a annoncées Trump sont en complète violation des engagements qu'il a pris au sein de l'organisation. [...] Les États-Unis ont paralysé le mécanisme de règlement des différends et ils sont, si je puis dire, hors d'atteinte."

Cependant, Pascal Lamy ne prédit pas un déclin de l’OMC et tempère la situation : "Nous n’avons pas encore vraiment vu officiellement se mettre en place l'OMC sans les Américains. [...] Il va falloir trouver d'autres équilibres." "L’effet négatif de Trump est probablement à terme plus dans le moment d'incertitude qu’il aura introduit dans l'économie mondiale [...] que dans l'effet des droits de douane", ajoute l’ancien commissaire européen au Commerce.

Dans un rapport récent, le Fonds monétaire international (FMI) a revu à la baisse ses prévisions de croissance pour les États-Unis en 2025, passant de 2,7 % à 1,8 %, citant l'incertitude politique et les tensions commerciales. Dans la zone euro, la croissance du PIB est désormais attendue à 0,8 % cette année et 1,2 % en 2026. "C'est l'effet bazar", commente Pascal Lamy au sujet de ces fluctuations. 

Face à ces multiples scénarios, l’ancien directeur de l’OMC reste confiant : "Il y a de bonnes raisons de penser que Donald Trump va finir par se calmer, notamment si les consommateurs américains ou les marchés américains d'actions ou de taux réagissent comme ils ont commencé à réagir."

"Nous ne voyons pas assez bien ce qu'il est en train de faire sur le plan politique"

Au-delà de l'aspect économique, le coordinateur des instituts Jacques Delors appelle à la vigilance au sujet des politiques menées par l'administration Trump : "Nous sommes un peu trop obnubilés par cette hyperactivité, ce show permanent et quotidien de Monsieur Trump sur les histoires de droits de douane. Nous ne voyons pas assez bien ce qu'il est en train de faire derrière, sur le plan politique aux États-Unis et dans le système international. C'est probablement plus grave, plus profond, plus systémique."

"Le protectionnisme de Trump est un vrai sujet mais il ne faut pas qu'il cache ce qu'il y a de plus grave : l'extension du pouvoir exécutif américain. Nous n’entendons plus parler du Congrès. Les tribunaux judiciaires ne vont pas contrôler l'autorité du président sur les questions de commerce international et il est en train de prendre des décisions qui sont en violation complète des accords internationaux que les États-Unis ont souscrits depuis 150 ans", poursuit Pascal Lamy. "Il y a une entreprise de démolition systématique de tout ce qui contraint l'exercice de la puissance qui, à mon avis, est très grave."

Selon le secrétaire au Trésor américain, le FMI "emploie une part disproportionnée de son temps et de ses ressources à travailler sur le réchauffement climatique, le genre ou les questions sociales" et "la stabilité et la croissance doivent être les points cardinaux du succès" de l’organisation internationale. "L'idée que le FMI est une entreprise du wokisme, c'est du délire intégral", s’indigne Pascal Lamy. "L'obsession trumpienne porte sur l'environnement, les droits des femmes, les transgenres. C'est leur plateforme idéologique."

"Nous avons en Europe une régulation du digital plus sévère qu'ailleurs"

Alors que certains géants de la tech américaine, proches de Donald Trump, ont reçu des amendes de la part de l’UE pour infractions à la concurrence, "ce ne sont pas des mesures européennes qui ont quoi que ce soit à voir avec la guerre commerciale qu’a commencé Monsieur Trump", selon Pascal Lamy. Il défend la législation européenne à ce sujet : "Nous avons en Europe une régulation du digital qui, il est vrai, est plus sévère qu'ailleurs [...] Cela a été la décision des autorités européennes. Cela n'est pas imposé par une Commission qui aurait des visions technocratiques. Cela fait partie de notre modèle civilisationnel. Je pense qu'il y a de bonnes raisons à cela."

Plusieurs grands patrons européens, comme Bernard Arnault, à la tête de LVMH, numéro un mondial du luxe, fustigent la gestion de la question des droits de douane par l’UE. Il menace de délocaliser ses activités aux États-Unis pour éviter ces surtaxes. "Le raisonnement n'est pas totalement convaincant. D'abord parce que les coûts de production aux États-Unis sont beaucoup plus élevés qu'ils ne le sont en Europe. [...] Un certain nombre de ces productions utilisent des composants dont le coût aura singulièrement augmenté aux États-Unis", prévient l’ancien commissaire européen au Commerce. 

"Friedrich Merz est du genre à prendre le taureau par les cornes"

Au chapitre de l’avenir de l’UE, le coordinateur des instituts Jacques Delors salue l’élection à venir du chrétien-démocrate Friedrich Merz à la tête d'une coalition avec les sociaux-démocrates en Allemagne : "Friedrich Merz, c'est un tempérament un peu différent de celui de ses prédécesseurs. C’est le genre à prendre le taureau par les cornes." Alors que le futur chancelier a décidé d’investir massivement dans la réfection des infrastructures de son pays, Pascal Lamy considère que ses actions sont de bonne augure pour l’économie européenne : "Les décisions qu'il a prises [...] sont assez révolutionnaires pour l'Allemagne. Je crois qu'il est d'une part disposé à redynamiser l'économie allemande, ce qui est bon pour l'économie européenne et accessoirement pour l'économie française, sans faire de folies budgétaires, tout en acceptant une augmentation de l'endettement."

"Tout cela ne sent pas bon, cela sent même très mauvais"

Au sujet de la guerre qui sévit sur le continent européen, les États-Unis affirment être sur le point d’obtenir un accord de paix entre l’Ukraine et la Russie. Les Ukrainiens et les Européens, quant à eux, craignent des concessions territoriales en faveur de la Russie. "Un arrangement à la Trump avec Monsieur Poutine, si on en croit ce qu'ils sont en train de discuter, serait assez catastrophique pour l'Ukraine et donc pour l'Union européenne. Cela voudrait dire que nous reconnaissons l'usage de la force sur le continent européen pour conquérir des territoires", alerte Pascal Lamy. 

Il rappelle que l’UE n’est pas à la table des négociations quand bien même "l’Ukraine est un pays européen candidat à l'accession à l'UE". "Tout cela ne sent pas bon, cela sent même très mauvais", insiste Pascal Lamy, également Vice-président du Forum de Paris sur la paix. "Est-ce que ceci impliquerait un retrait du soutien militaire américain à l'Ukraine ? Ce qui voudrait dire que toute la charge du maintien de la paix après un accord de cessez-le-feu reposerait sur des épaules européennes. Il y a là une inconnue", explique Pascal Lamy. 

Face à ces questionnements, il défend un renforcement de la défense européenne : "L’Europe doit maintenant investir dans une défense commune. Ça ne veut pas dire une armée commune. [...] Je pense que le tournant est pris afin de reconstruire un système de sécurité en Europe qui nous mette à l'abri de nouvelles tentatives russes", conclut-il.

Émission préparée par Agnès Le Cossec, Oihana Almandoz, Perrine Desplats, Luke Brown et Isabelle Romero