Louis Vuitton, chasseur de pierres particulières

L'écouter, c'est voyager. L'acheteuse de pierres de Louis Vuitton, dont on ne peut écrire le nom pour des raisons de sécurité mais qu'on appellera ici Diane (puisque c'est une « chasseresse »), n'aime rien tant que d'égrainer les provenances des trésors qu'elle acquiert tout au long de l'année pour la maison. Comme une incantation, elle se délecte de parler du bleu cobalt des spinelles de la mine Luc Yen au Vietnam, de la densité des émeraudes de Musakasi en Zambie, de l'indice de réfraction des saphirs Umba de Tanzanie, du jaune or des diamants Zimi de Sierra Leone, du feu des opales de Magdalena au Mexique, de la couleur piscine des aigues-marines de Santa Maria au Brésil…

Ce jour-là, elle couve des yeux un diamant inouï de plus de 56 carats (soit environ la taille d'une sucette Chupa Chups), star de la prochaine collection de haute joaillerie Louis Vuitton. Sa teinte, originale, oscille entre le rose « à la lumière naturelle » et l'abricot « à la lumière électrique ». Une couleur aussi exotique que sa provenance, puisque cette rareté a été minée à Bornéo, «une des sources de diamants les plus anciennes au monde, où on trouve des traces de commerce dès les Xe et XIe siècles, souligne Diane. Aujourd'hui, il subsiste sur l'île une toute petite production de 2 000 carats par an environ. Cette pierre est issue d'un brut extrait il y a une quinzaine d'années. Il dormait dans un coffre, comme beaucoup de pierres particulières qui ne sont pas vendues tout de suite en sortant de la mine et attendent le bon acquéreur et le moment le plus opportun. Je l'ai eu entre les mains il y a six ans, et nous l'avons finalement acheté il y a deux ans.» Il affiche une taille spéciale, dite Asscher, c'est-à-dire géométrique, entre le coussin, le carré et l'octogone. « C'est une forme très élégante mais peu usitée, car risquée, puisque le diamant peut perdre sa couleur pendant le processus de taille… »

Issu d'un brut de Bornéo, le diamant Cœur de Paris affiche une taille Asscher de 56,20 carats et une couleur certifiée Fancy Deep Brown Pink par le GIA. SDP

Ce trésor qui affiche «un prix à huit chiffres» sera présenté la semaine prochaine aux clients de Louis Vuitton lors d'un événement à Saint-Tropez, monté sur le collier Cœur de Paris, pièce la plus précieuse jamais réalisée dans les collections par la marque. Clin d'œil à la tour Eiffel, la gemme orangée est sertie dans une structure géométrique en or rose, platine et diamants baguette représentant une vue du dessous de la dame de fer. La construction est réussie, ce qui est une gageure pour une pierre aussi dodue. Le motif d'ailleurs se détache et peut être porté en broche, tandis que le tour de cou composé de brillants et de diamants taille étoile de Monogram vit très bien seul. Une cliente - qui ne l'a pas encore vue en vrai - aurait déjà réservé la parure !

Autre trouvaille de Diane : un lot de rubis, pas très gros, mais d'une couleur qui devient fluorescente quand elle les éclaire avec sa mini Maglite qu'elle a toujours dans la poche. «J'ai vu ce lot pour la première fois il y a deux ans. Le vendeur m'avait annoncé des pierres rouges proches des birmanes, les plus recherchées. Celles-ci viennent du Mozambique mais ont cristallisé dans des veines de marbre comme les spécimens de Mogok. J'ai acheté toute la production, soit plus de 100 carats.» Les pierres taillées forment un collier, pièce phare de la nouvelle collection.

Ce lot exceptionnel de rubis du Mozambique, affichant une pointe de rose, compose une autre parure phare de la dernière collection de haute joaillerie. SDP

Ces dernières années, Louis Vuitton a su s'imposer au sein de l'aristocratie de la joaillerie, grâce, notamment, à des pierres différentes que les maisons historiques en particulier et le marché en général négligeaient. Depuis presque quinze ans, Diane sillonne le monde avec son équipe de « pierreux », comme elle les appelle : «Nous avons aujourd'hui quatre “carboneux” qui traquent des diamants et cinq “coloreux” en charge des pierres de couleur, ainsi que trois nouvelles recrues qui se forment sur le tas.» Ils cherchent les pépites qui conviendront le mieux aux collections du malletier. Car toutes les marques de la place Vendôme ne courent pas après les mêmes trésors. Un saphir qui plaira à Bulgari ne correspondra pas aux critères de Cartier et inversement, de même que Van Cleef & Arpels et Boucheron ne seront pas attirés par les mêmes émeraudes… De plus en plus, chaque joaillier a en effet sa façon d'acheter des gemmes. Chez Louis Vuitton, assez naturellement, les équipes ont vite tiré le fil du voyage, leitmotiv du malletier depuis plus d'un siècle. «Mais, au départ, nous avons cherché des pierres inédites, aux provenances inattendues, surtout pour des raisons économiques, se souvient Diane. La joaillerie chez Vuitton était balbutiante, nos moyens étaient limités, donc il fallait trouver des alternatives qui en jetaient quand même mais avec un petit budget… C'était aussi une manière d'écrire notre propre histoire, de se distinguer, face à des acteurs qui étaient là depuis des décennies.»

Inventer une nouvelle préciosité

Dans le bureau place Vendôme où elle reçoit les négociants ainsi que ses collègues du studio de création est accrochée au mur une grande photo datant de 2011. « Ce sont les premiers achats substantiels faits pour Louis Vuitton », précise Diane. Y figurent peu de spécimens classiques des quatre pierres précieuses (diamant, saphir, émeraude et rubis), mais plutôt des tourmalines Paraiba du Mozambique, des émeraudes zambiennes (« alors que tout le monde ne jurait encore que par celles de Colombie ou du Brésil »), une tourmaline indicolite, un grenat mandarin, une tsavorite… Autant de pierres aux couleurs saturées (« c'est ce que je préfère ») et variées que les amateurs de haute joaillerie ont depuis appris à connaître et à apprécier.

Ras-de-cou Rupture de 2023 serti de zircons roses et bruns du Sri Lanka et d'opales du Mexique. Louis Vuitton a aussi remis au goût du jour les aigues-marines Santa Maria, bleu lagon. SDP

Cette approche stratégique et économique a fait des émules, en même temps que le marché s'est élargi et l'intérêt des clients a grandi. Grâce ou à cause de Louis Vuitton, des gemmes jusqu'ici relativement négligées sont devenues recherchées et leurs prix se sont envolés à l'instar du zircon rarement utilisé par les joailliers car son nom prête à confusion, trop proche de l'oxyde de zirconium, une pierre synthétique qui imite de diamant. Pourtant, la marque a eu le flair de monter en majesté l'an dernier, sur la parure Rupture, des spécimens du Cambodge aux tons de roses et d'ocres rayonnants et à l'indice de réfraction proche du diamant. « Certains professionnels m'ont dit : “Merci ! enfin !” », raconte Diane, pas mécontente d'influer sur le secteur. L'équipe des chasseurs de pierres de Louis Vuitton aime prendre le marché à rebrousse-poil, s'intéresser à ce qui « ne se fait pas » pour en révéler la beauté. Et faire mentir les voisins (un peu jaloux) qui disent que «c'est facile, pour Louis Vuitton, parce qu'ils ont les moyens »… La roue a tourné.