Refik Anadol, l’artiste qui joue avec l’IA

Refik Anadol ou l’avalanche immatérielle de demain. Pas un espace qui ne soit une image, vaste, colorée, identifiée, puis morcelée, pixélisée, saccadée, tourbillonnante, changeante et syncopée. C’est un océan d’images ou un orage de couleurs qui déferle sur vous et qui fait fuir les amateurs de gravures et dessins anciens prêtés par les Beaux-Arts de Budapest pour une exposition muséale à quelques pas de là. On reconnaît quelques modèles d’architecture, mais ils changent, se déforment et deviennent fous comme les cités galactiques de Star Wars. Le spectateur est littéralement happé par ce phénomène, comme les personnages avalés par la machine de Tron, le film pionnier de science-fiction américain de Steven Lisberger (1982). Avec les équipes de son Refik Anadol Studio basées en Californie et à Istanbul, ce petit homme tout rond et tout sourire bouleverse l’architecture du Guggenheim Bilbao et propulse joyeusement le spectateur dans le futur d’« in situ : Refik Anadol ». Il le fait avec la bénédiction du maître des lieux lui-même, l’architecte canado-américain Frank Gehry, 96 ans depuis le 28 février. Résultat, le traitement inédit par l’intelligence artificielle (IA) générative de son testament architectural, maelström de ses idées, de ses croquis à main levée, de ses réalisations et de ses projets inachevés. Et un hommage fracassant au créateur du musée basque aux 33 000 écailles de titane. Cet hommage numérique, que l’on croyait sacrilège, court par vagues incessantes et multicolores sur les murs asymétriques, convexes ou concaves, de la Galerie 8. C’est « Living Architecture : Gehry ».

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Refik Anadol Serge Hoeltschi

« Je veux ouvrir une fenêtre sur la nostalgie du futur. » Refik Anadol, 40 ans, le costume noir de l’architecte et un rire d’enfant. C’est l’anti-Black Mirror, cette dystopie terrifiante sur notre avenir dématérialisé. « Comment l’intelligence artificielle peut-elle nous aider à être plus humains ? », s’interroge celui qui se dit « pas un techno-fétichiste » et qui croit, dur comme fer, que « l’on peut changer notre rapport inquiet à l’IA, ce qui apportera plus de beauté à notre monde ». « Il y a un langage invisible autour de nous. Qu’existe-t-il au-delà de notre réa lité ? La question se pose depuis des siècles. C’est le rêve de tout artiste que d’essayer de quantifier, de mesurer, d’inventer un nouveau matériau », explique en anglais l’artiste turc, en citant l’expressionniste abstrait Mark Rothko («Mon travail est l’endroit où je suis ») et l’écrivain argentin Jorge Luis Borges pour sa nouvelle, La Bibliothèque de Babel (1941). « J’ai vécu quatre ans en Amazonie, ce fut une profonde expérience de la nature. J’ai créé un programme Wiki Nature avec un demi-million d’images de la nature. La question cruciale de l’IA aujourd’hui est sa durabilité. Nous avons travaillé un an sur le projet du Guggenheim Bilbao avec ce souci d’un art durable. Nous avons réussi, par l’optimisation et la réduction de tous ses éléments, à ce qu’il ne consomme en un an que quatre fois l’énergie nécessaire pour recharger votre portable. »

Rêves de la Renaissance, palazzo Strozzi, Florence, Italie, 2022. Ela Bialkowska
Rêves de nature, Musée d’art contemporain Arken, Danemark, 2023. David Stjernholm
Hallucinations de machines - Rêves de nature, König Galerie, Berlin, Allemagne, 2021. Roman März

Projeter des images en mouvement sur le bâtiment de Frank Gehry est déjà en soi un exploit. À commencer pour amadouer l’homme, facilement cinglant quand on l’ennuie. « Je l’ai rencontré en 2014 au Philharmonic de Los Angeles qu’il a conçu et inauguré en octobre 2003. La rencontre a eu lieu dans la Green Room, cette salle intermédiaire reliant les coulisses aux espaces du public qui, dans la tradition du théâtre, permet une interaction entre les artistes et les spectateurs. Mon rêve était de projeter mon œuvre dans le Walt Disney Concert Hall, ce que j’ai pu réaliser grâce à lui. À Bilbao, j’ai été fasciné par son édifice, l’échelle, les salles extraordinaires. Frank Gehry m’a donné plein accès aux archives qu’il a cédées au Getty Center. Ainsi est né notre projet expérimental qui a demandé trois semaines d’installation non-stop, souvent jusqu’à 5 heures du matin. Il est à moitié humain, à moitié machine. Où est-ce arrivé, où cela a-t-il commencé, où cela finira-t-il ? Au final, on ne verra jamais la même chose deux fois. C’est un système vivant que l’on peut juste débrancher. Les artistes du mouvement californien Light an Space, dont James Turrell et Robert Irwin, ont fait de la lumière un matériau. On peut dépasser les limites physiques des choses. Je ne crois pas que l’IA soit juste un outil, comme l’électricité. C’est un moyen incroyable d’imaginer, donc cela part de l’esprit humain. L’IA deviendra l’artiste des artistes », s’enthousiasme-t-il.

En automne dernier, Refik Anadol a participé à la 3e édition de Pacific Standard Time, l’opération muséale du Getty qui regroupe musées et centres d’art en Californie du Sud, dont le thème était justement cette année « Art & Science Collide ». Et c’est lors de la soirée inaugurale qu’il a montré à Frank Gehry l’ébauche de son projet (400 pages !). Il a poussé l’hommage jusqu’à la bande-son composée par Kerim Karaoglu qui part des sons enregistrés dans le bâtiment lui-même, au cœur de ses matériaux, avant de les soumettre à un logiciel d’IA générative. On retrouve là l’idée des sons primitifs issus du fin fond des grottes préhistoriques, explorés par l’artiste britannique Oliver Beer (The Resonance Project, Le projet Résonance), vu et entendu à la 17e Biennale de Lyon). La devise de Refik Anadol est « une équipe, un concept, un mouvement ».

Refik Anadol au Sommet du futur des Nations unies, septembre 2024, New York, États-Unis. RICHARD ZHENG
Hallucinations de machines - Rêves de nature, König Galerie, Berlin, Allemagne, 2021. Roman März

Il a déjà œuvré sur le palazzo Strozzi, chef-d’œuvre de l’architecture civile de la Renaissance italienne à Florence, ou sur la Casa Batlló, œuvre totale aux volutes Art nouveau d’Antoni Gaudí à Barcelone. Ce fils d’Istanbul est venu, il y a dix ans, faire une résidence d’artiste à Los Angeles, y a appris les rudiments de l’IA et a choisi de s’y installer plutôt que dans la Silicon Valley de San Francisco ou à Seattle.

« Je suis né dans une famille de professeurs, je leur dois tout, mon éveil, ma curiosité, ma liberté. Ma mère, pourtant plus portée vers la littérature que mon mathématicien de père, m’a donné un ordinateur à 8 ans. C’est une expérience qui a changé ma vie. L’ordinateur est devenu mon ami, je l’emportais partout avec moi. Je n’étais pas vraiment un geek ou un original, juste un peu plus secret que les autres, peut-être. J’ai quarante cousins, donc je n’étais pas un animal asocial. Mais le monde de l’ordinateur, coder, créer des formes, m’a très vite passionné. Je lisais de la science-fiction américaine des années 1960 et 1970 qui étaient une forme de philosophie sociale, Philip K. Dick, bien sûr – Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? –, ou A. E. van Vogt – Le Monde des A. C’était bien avant de travailler, une fois lancé dans le monde informatique, avec le grand écrivain turc Ohran Pamuk et de l’aider à créer le répertoire virtuel des objets pour son Musée de l’innocence à Istanbul, objets qui représentent, sous forme de boîtes d’images, la construction en chapitres de ses récits. Je suis né près du Bosphore, j’ai grandi près du Bosphore, senti ses effluves et vu ses bateaux, c’est resté en moi. Ma ville natale enjambe deux continents, l’Europe et l’Asie. C’était un voyage perpétuel. Toutes ces couches successives de civilisation. Le noir et le blanc, l’arrivée des couleurs. L’IA , d’une certaine façon, s’explore ainsi, de façon immersive. Aujourd’hui, je ne me déconnecte jamais. »


Exposition « In situ : Refik Anado », jusqu’au 19 octobre au musée Guggenheim Bilbao, Pays basque, Espagne.