« Dix ans après les attentats de Charlie, l’état de la caricature en France est consternant »

« Cette histoire est celle du dessin politique, libre ou contraint selon les années qui passent, et celle des créateurs, qui durent parfois inventer et contourner les desiderata des pouvoirs en place». Ces mots ouvrent la somme Histoire du dessin politique et d’actualité 1830-2015, de la caricature à Charlie Hebdo.

Dix ans après les attentats de Charlie Hebdo, un ouvrage de 400 pages rappelle l’histoire mouvementée du dessin de presse. Une somme richement illustrée, signée Yves Frémion. Cet ancien pilier de Fluide Glacial, aujourd’hui président et rédacteur en chef de la revue de l’image Papiers Nickelés, livre un ouvrage passionnant sur ceux qui ont marqué le dessin de presse politique de leur esprit aiguisé et de leur virtuosité graphique.

De 1830, date de la première loi favorable à la liberté de la presse à Charlie Hebdo, le spécialiste retrace, en 14 chapitres, une histoire marquée de moments fastes et de déclin pour la presse satirique, de grands noms, d’illustrations percutantes qui ont traversé le temps telles des œuvres d’art. La légendaire métamorphose du roi Louis-Philippe en poire imaginée par Philipon, la caricature Gargantua de Daumier, mettant en scène le roi Louis-Philippe dévorant les économies du peuple pour délivrer des lois favorables aux notables et bourgeois, ont fait fureur auprès d’une société avide de justice. Ce spécialiste rappelle aussi qu’une illustration régalait le peuple au risque de se retrouver derrière les barreaux. 

Fondateur des journaux La Caricature et Le Charivari , Philipon,affrontera de nombreuses fois la justice et fut emprisonné 6 mois, en 1832. De haut en bas: Charles Philipon, «La métamorphose du roi Louis-Philippe en poire», 1831/ Charles Philipon, Le Charivari, «La Poire», 1831/Honoré daumier, Le Charivari, «Les Poires», 1831. Yves Frémion/Glénat.

En 1830, la presse satirique se met en marche et se lance dans un éternel combat pour sa survie. Malmené par la censure ou décimé par les guerres, le dessin de presse s’est toujours relevé, porté par le courage et le talent de grands artistes à qui l’auteur rend hommage. Dix ans après l’attentat du 7 janvier, « la pire atteinte à la liberté de la presse », comme l’écrit écrit Yves Frémion, le dessin satirique est, selon lui, de nouveau mis à mal.

LE FIGARO.- Quel est l’état de la caricature aujourd’hui ?

YVES FRÉMION.- Il est consternant. Il reste très peu de dessinateurs affiliés à des journaux, à l’instar de Coco à Libération. Plantu a été remplacé au Monde par des dessinateurs et dessinatrices du monde entier, issus de l’association Cartooning for peace. Il règne une espèce de peur généralisée. Et aux États-Unis c’est encore pire. Une caricaturiste vient de claquer la porte du Washington Post qui l’a censurée parce qu’elle se moquait de Jeff Bezos, le propriétaire du journal. C’est une situation affreuse. Hormis les périodes de censure absolue, comme sous le règne de Napoléon III ou pendant la seconde guerre mondiale, on n’a pas connu ça. Et il faut savoir que la plupart des dessinateurs de presse aujourd’hui ne gagnent pas leur vie. Ils font autant de dessins qu’avant mais ils sont obligés de les publier sur des sites dédiés sur le Net, ce qui ne leur rapporte rien. Les dessins les plus virulents sont mis sous le tapis. Comme une sorte d’affadissement, un punch qu’on ne laisse plus s’exprimer. 

Votre ouvrage évoque une alternance de périodes bénies et de déclin du dessin de presse. Il s’est toujours relevé. Est-il menacé aujourd’hui au point de ne pas retrouver son ardeur?

La période est particulièrement difficile mais le dessin de presse se relèvera une fois encore. Le tout étant de savoir quand : dans cinq, cinquante ans, un siècle ? La grande nouveauté aujourd’hui c’est le Net, notamment les réseaux sociaux. Le dessin satirique est coincé entre les réseaux sociaux dévidant toute leur haine, toutes les frustrations des gens qui se sentent discriminés et qui font peur à tout le monde, et une crainte consécutive à l’attentat de Charlie qui détourne les journaux du dessin. La démocratie en prend un grand coup. On est dans un moment où la démocratie a peur de ses propres bouffons. Et du coup elle les élimine en ne les publiant plus. 

Cette peur du bouffon a toujours existé. Dès sa création, le dessinateur de presse a toujours été l’objet de censure, d’amendes ou de condamnations…

C’est vrai. Mais deux périodes se démarquent. La première en 1830, date de la première loi favorable à la liberté de la presse, où les dessinateurs bénéficient d’une liberté absolue avant l’attentat de Giuseppe Fieschi contre le roi Louis-Philippe qui referme tout après. La seconde se situe en 1881 jusque dans les années 1910, époque où les effets de la Commune de Paris qui a fait trembler toute la bourgeoisie se sont estompés. La liberté de la presse est alors de nouveau proclamée. Il y a eu des périodes avec plusieurs centaines de revues satiriques, aujourd’hui on en compte seulement trois: Le Canard enchaîné, Siné mensuel et Charlie Hebdo. 

Sous le règne de Napoléon III, où la censure règne à tous les niveaux, le célèbre caricaturiste André Gill, traqué, est «surveillé, constamment censuré ou interdit (...) victime de campagnes de calomnies...», rappelle Yves Frémion dans son ouvrage. André Gill, L’Eclipse, «L’enterrement de La Caricature», 1873. Yves Frémion/ Glénat

Notre époque favoriserait-elle une forme d’autocensure ?

L’autocensure est absolument partout. Même chez les dessinateurs qui savent que personne ne publiera certains de leurs dessins trop polémiques. Il y a quelques années je dirigeais un magazine où je ne pouvais pas payer les gens au départ. Et j’avais demandé aux dessinateurs de ne pas dessiner pour moi mais de me donner les dessins refusés par les journaux. Et j’ai publié les meilleurs de Paris : les plus virulents, pertinents et critiques. C’était avant l’attentat du 7 janvier. Cette tendance existe à mon avis depuis qu’Internet a commencé. Certes, on a perdu la légèreté depuis que les kalachnikovs ont parlé. Mais le principal problème, selon moi, ne demeure plus dans les clivages politiques, générationnels ou sociétaux, mais dans celui de ceux qui se prennent au sérieux et ceux qui décident de rire. 

Dessin de Wolinski, victime de l’attentat du 7 janvier. Wolinski, dans «Le bonheur est un métier», paru en 2016.

En quoi Internet a favorisé cette tendance ?

Internet a tout fait exploser. À partir du moment où n’importe quelle personne anonyme peut, avec l’aide d’un algorithme, faire croire que le monde entier est en train de vomir sur tel dessinateur parce qu’il a dessiné ceci ou cela, et que tout le monde croit à cette arnaque, le mal est fait. Pour ma part, je ne suis sur aucun réseau social. Ce monde de lâches je le fuis comme la peste. Si les personnes signaient de leur nom, je prendrais en compte leur propos.

Suite à l’attentat du 7 janvier, peut-on parler d’un désamour du public pour le dessin de presse ?

Ceux qui critiquent le dessin de presse sont ceux qui ne le lisaient pas. Les fans de la presse satirique sont toujours aussi Charlie. Si demain on fait un référendum sur le dessin satirique en France, on aurait une majorité dont rêverait n'importe quel candidat à la présidence. 

Quel est l’avenir du dessin de presse ?

À court terme pas terrible. Selon moi, si on fait un journal satirique il faut choisir : soit on écrit des textes militants soit des textes drôles mais on ne peut pas hésiter entre les deux, comme c’est le cas aujourd’hui. J'ai l’impression qu'on s’obstine à faire des journaux satiriques comme on les faisait au XXe siècle alors que la période a changé. Les luttes ont changé. Il faut aller chercher des alternatives dans l'écologie ou l’éducation. Beaucoup de gens font des choses dans ce sens, mais elle passent sous le radar. Il faudrait trouver des journaux qui donnent de l’espoir. Le dessin est le reflet d'une époque. Quand Daumier se moque d’une royauté déclinante, il réalise aussi des dessins de femmes aux velléités féministes qui aspirent à leur émancipation.  

Daumier a réalisé soixante planches des Mœurs conjugales, série parue dans Le Charivari. Honoré Daumier, Le Charivari «Moeurs conjugales», 1839-1843. Yves Frémion/ Glénat

De La Caricature à Charlie Hebdo, Histoire du dessin politique et d’actualité (1830-2015), Yves Frémion, Glénat, 49 euros.