C’est la première fois, depuis l’annonce de la nomination très médiatisée de Luca de Meo en tant que PDG de Kering avant l’été, que François-Henri Pinault fait son propre bilan. Dans un long entretien au WWD, le dirigeant français revient, non sans émotion, sur ces vingt dernières années à la tête du groupe bâti avec son père François Pinault. Celui qui a changé le visage du luxe il y a dix ans mais aussi vécu la chute de Gucci depuis le Covid, se révèle optimiste quant à l’avenir. Extraits.
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Laisser la place... au même âge que son père
En mars 2005, François-Henri Pinault succédait à la présidence de PPR et repositionnait le groupe sur la distribution et surtout, sur le luxe qui était alors en plein développement à l’échelle de la planète.
Passer la publicité«Je reste l’actionnaire de référence et je reste président (du conseil d’administration), donc je n’ai pas l’impression de partir. Mais cela me fait prendre conscience de ce que j’ai accompli pendant 20 ans, et ce fut une aventure extraordinaire. Tout d’abord, j’ai eu beaucoup de chance d’assumer ces responsabilités très tôt. J’avais 43 ans, donc j’en suis très, très reconnaissant. À l’époque, mon père avait à peu près mon âge, il avait 65 ou 66 ans, et j’en ai 63. Surtout, il m’a laissé faire, il m’a fait confiance dès le début... et je m’en rends compte encore plus maintenant que c’est à mon tour de passer le relais sur le plan opérationnel.»
«À l’époque, mon père m’a dit deux choses : ’Si j’avais ton âge, je voudrais avoir l’entière responsabilité du groupe.’ Et ’À 65 ou 66 ans, je ne veux pas m’accrocher au pouvoir à tout prix. Il est toujours très dangereux de s’accrocher au-delà d’un certain âge.’ Je me suis donc dit : ’Waouh, j’espère que le moment venu, je serai capable de faire de même.’ »
«Ce n’est pas une décision facile à prendre, mais elle est très gratifiante. C’est pourquoi il faut se dire que ce n’est pas moi qui compte, mais l’intérêt de l’entreprise. Le groupe entre dans une nouvelle phase de son développement. Nous avons besoin d’une nouvelle vision, de nouvelles perspectives.»
La création comme moteur de Kering
«En 2012, lorsque j’ai pris directement en charge tous les PDG de nos maisons, la question était : ’Comment devenir un acteur international ?’ C’est là que nous avons quelque peu changé les règles, en nous différenciant par la composante créative plutôt que par l’aspect savoir-faire. L’héritage est très important dans le luxe, mais nous nous sommes dit que si nous faisions comme tout le monde, cela prendrait beaucoup de temps. Je me suis donc dit : pourquoi ne pas utiliser cette composante créative pour créer une différence ? C’est alors que nous avons changé de directeurs artistiques pour choisir des personnalités qui avaient un point de vue créatif plus marqué et une vision plus globale de la maison. (...) Ce qui nous a permis de changer la dimension de nos maisons et d’instaurer une vision du luxe plus moderne, plus dynamique, mais aussi plus cohérente. (...) Nous l’avons fait d’abord avec Hedi (Slimane, directeur artistique de Saint Laurent de 2012 à 2016), puis avec Alessandro (Michele chez Gucci de 2015 à 2022) et Demna (chez Balenciaga de 2015 à 2025, désormais à la tête de Gucci). Nous avons préféré de ne pas changer d’esthétique tous les six mois ou tous les ans. Il y a eu une très longue continuité pour établir une esthétique forte. Et c’est ce que nous avons réussi à faire dans nos principales marques.»
« Chez Kering, nous avons pris le risque d’engager des directeurs artistiques à la vision créative très précise, très pointue, sans chercher à plaire à tout le monde. Nous l’avons fait avec Alessandro, avec Demna et aussi Matthieu (Blazy chez Bottega Veneta de 2021 à 2024, aujourd’hui à la tête de la création de Chanel). L’important est de prendre les bons risques et de savoir faire marche arrière. Ce n’est pas facile, mais il faut avoir cette capacité de se remettre régulièrement en question et ne pas avoir peur de changer quand on a fait une erreur.»
«Je me suis attaché aux directeurs artistiques, à de nombreux collaborateurs du groupe que je verrai moins souvent, par définition. Mais ce n’est pas un regret. C’est une évolution naturelle et c’est bien pour eux aussi. Ils auront la chance d’avoir un nouveau dirigeant, différent, qui a des idées différentes. C’est très enrichissant pour tout le monde.»
La relève familiale?
«Ce n’est pas à l’entreprise de s’adapter à la famille qui la contrôle, mais à la famille de s’adapter aux besoins de l’entreprise. Ce qui serait très dangereux, c’est que l’entreprise attende qu’un membre de la famille soit prêt à prendre la relève. (...) Les membres de la troisième génération étant de toute façon trop jeunes, le moment était venu pour Kering d’avoir un nouveau PDG, une nouvelle perspective, une nouvelle vision. Nous avons donc suivi un processus très structuré avec Serge Weinberg (administrateur de Kering) et le comité de nomination, et Luca (de Meo) s’est imposé tout naturellement comme le candidat idéal pour le groupe.»
Passer la publicitéLes premiers pas de Luca de Meo
«Luca est une personnalité très active, il a donc déjà rencontré presque tous les PDG, presque tous les directeurs artistiques et tous les directeurs généraux du groupe. Il est impatient de se mettre au travail et il a rencontré toutes ces personnes sans moi, bien sûr. D’après les commentaires des collaborateurs, il est très charismatique, tout en restant humble et simple dans ses relations. Il s’intègre bien dans la culture du groupe. C’est quelqu’un qui a un réel sens de l’urgence. Il réfléchit constamment aux priorités, marque par marque, à partir des discussions qu’il a eues. Ce qui est vraiment intéressant, c’est que même s’il ne connaît pas le monde du luxe, il a une réelle sensibilité aux marques. Il s’est tout de suite intéressé aux questions relatives à leur positionnement. Il adore les produits. Il a visité tous nos magasins à Paris.
«Luca a également rencontré beaucoup de personnes extérieures et il est vraiment très désireux de comprendre pourquoi les choses se font ainsi dans le secteur du luxe avant de les changer. Ce qui est certain, c’est que c’est quelqu’un qui va apporter de la nouveauté. Il s’agit d’apporter une nouvelle vision, de nouvelles idées pour aider le groupe à évoluer dans sa nouvelle phase. C’est un groupe jeune, il y a beaucoup à faire. Il a déjà des idées très intéressantes. C’est très excitant.»
Son héritage
«Dans le secteur du luxe, nous avons relancé des maisons qui étaient en sommeil ou en difficulté dans les années 2000, telles que Saint Laurent, Balenciaga et Bottega Veneta, et nous les avons propulsées dans une autre dimension. Nous avons ainsi enrichi la concurrence dans le secteur du luxe, ce qui est toujours une très bonne chose.
De plus, mettre en avant et promouvoir la dimension créative du luxe a sans aucun doute grandement contribué à initier les jeunes générations au luxe. Nous n’étions pas les seuls, mais je pense que nous y avons contribué.»
La prochaine Fashion Week
Alors que trois des maisons emblématiques de Kering viennent de changer de directeurs artistiques et montreront la nouvelle vision fin septembre-début octobre, à Milan pour Gucci et Bottega Veneta, et à Paris pour Balenciaga, verra-t-on encore aux défilés, l’homme d’affaires qui en était un spectateur assidu?
«Oui, mais discrètement. Je n’ai plus ma place au premier rang. Mais vous me trouverez peut-être en backstage.»