Le 22 février 2022, le facteur remet une lettre à Ilia*. « La lettre m’ordonnait de me présenter le lendemain au commissariat militaire pour un entraînement », raconte-t-il. La guerre lui semble alors lointaine. En 2014, quand son village près de la frontière russe passe sous contrôle de Moscou, via des Républiques séparatistes fantoches, il n’a que 13 ans. Plusieurs de ses amis se présentent au recrutement. Ilia hésite. « Si tout le monde y va, pourquoi pas moi ? », se dit-il. Comme chaque année, le jeune homme de 24 ans doit partir en Crimée pour un travail saisonnier. « Je ne voulais pas d’ennuis avec la police ou l’administration », explique-t-il. Il se présente finalement le 24 février, persuadé que « ça ne durera pas longtemps ».
Sur place, on lui donne un uniforme, une arme, puis on l’envoie « sans réel entraînement » sur le front de Kherson, où il sert dix mois. Dans une unité d’Ukrainiens du Donbass, il ravitaille les postes avancés, rapatrie les corps et évacue les blessés. « C’est là que j’ai compris que c’était la guerre et que je ne pouvais pas y échapper », raconte Ilia.
Passer la publicitéSelon le Centre ukrainien de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre, entre 2022 et juillet 2025, la Russie a mobilisé de force 46 327 Ukrainiens dans les territoires occupés. Les experts pensent que ce pourrait être le double. Une part importante de ces « malgré nous » a été enrôlée au début de l’invasion, autour du 24 février 2022.
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Le Figaro a enquêté plusieurs mois sur cette mobilisation forcée dans les territoires occupés, fermés à la presse indépendante. L’enquête se base sur des témoignages d’habitants et d’exilés, d’ONG et des autorités ukrainiennes, ainsi que des récits de prisonniers comme Ilia, interviewés dans un camp ukrainien pour prisonniers de guerre, dans une pièce sans geôliers. Selon le Centre de coordination, près de 16% des soldats capturés par Kiev sont en réalité des Ukrainiens.
Une pratique interdite par le droit international
Ilia est capturé par les forces de Kiev en septembre 2023, blessé à l’œil par un éclat de grenade. Interrogé sur les possibilités d’éviter la mobilisation, il répond en réfléchissant à voix haute : « Je ne voulais pas de problèmes, et je ne pouvais pas m’enfuir. Ils te traquent toute ta vie si tu désertes et t’envoient au casse-pipe. » Dans le camp, certains prisonniers russes - et même un habitant de Donetsk qui a pris les armes en 2015 - expriment une adhésion idéologique à la Russie.
Personne ne veut partir à la guerre, mais on n’avait pas le choix, on s’exposait à des sanctions pénales en cas de refus
Nikolaï, professeur à Louhansk
Mais beaucoup d’autres, comme Nikolaï*, disent avoir été contraints : « Personne ne veut partir à la guerre, mais on n’avait pas le choix, on s’exposait à des sanctions pénales en cas de refus ». Ce professeur à Louhansk s’était présenté au commissariat militaire le 24 février 2022 à la demande de son employeur, pensant à une simple procédure administrative. Comme Ilia, il ne s’identifie ni comme Russe ni comme Ukrainien, mais comme un «local» qui ne voulait pas combattre.
Les Conventions de Genève interdisent à une force occupante d’enrôler les populations locales. Mais, en Ukraine occupée, Moscou pratique cette conscription depuis des années. Entre 2014 et 2022 en Crimée, plus de 38.000 locaux de 18 à 30 ans ont dû effectuer un service militaire obligatoire dans l’armée russe, selon les chiffres russes - à l’époque publics. Dès 2018, Kiev a alerté la Cour pénale internationale : en 2020, celle-ci a dénoncé la propagande militaire auprès des enfants.
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Passer la publicitéMais la pratique d’enrôler des Ukrainiens s’est généralisée après 2022. «Dès les premiers jours de l’invasion, des centaines de familles nous appelaient pour dire que leurs fils conscrits ne donnaient plus de nouvelles. En fait, ils avaient été envoyés au front à Kherson ou Zaporijia», se souvient Olha Skrypnyk, de l’ONG en exil Crimean Human Rights Group, qui apporte une aide juridique aux habitants de la péninsule. La plupart des jeunes conscrits sont désormais envoyés au front, en plus des hommes mobilisables jusqu’à 65 ans, lors de deux campagnes annuelles.
Une mobilisation générale
Dans le Donbass, la situation diffère car Moscou n’a reconnu les républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk comme faisant partie de son territoire que le 21 février 2022. «Avant, ceux qui voulaient s’engager le faisaient, les autres n’étaient pas embêtés », rapporte Ilia, qui avait reçu une convocation au service militaire à ses 18 ans, mais n’a finalement pas été appelé. «En 2022, il est devenu évident que pour mener une guerre à grande échelle, le Kremlin avait besoin de plus de combattants qu’il pouvait utiliser à sa guise», analyse Stanislav Fedortchouk, politologue originaire de Donetsk, rappelant que la mobilisation forcée était une pratique courante sous l’URSS.
Personne n’y allait de gaieté de cœur, les gens se cachaient, mais les recruteurs les prenaient chez eux, dans la rue, aux check-points et même au travail, dans les mines
Oleg*, prisonnier de guerre originaire de l’oblast de Louhansk
Le 19 février 2022, les administrations d’occupation des « républiques populaires » instaurent une mobilisation générale. « Personne n’y allait de gaieté de cœur, les gens se cachaient, mais les recruteurs les prenaient chez eux, dans la rue, aux check-points et même au travail, dans les mines », témoigne Oleg*, prisonnier de guerre originaire de l’oblast de Louhansk. Plusieurs de ses connaissances furent mobilisées ainsi.
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«J’ai vu des recruteurs embarquer des bus entiers d’hommes qu’ils arrêtaient à un checkpoint », poursuit-il. Ces images ont circulé sur les réseaux sociaux. «À partir de l’automne 2022, en Crimée, les autorités ont mené des raids bloquant les sorties des villages et distribué massivement des convocations à toute la population masculine, en particulier les Tatars», rapporte Olha. Autre procédé: pour éviter la prison, certains hommes sont contraints de signer un contrat militaire après avoir été arrêtés pour des délits mineurs, comme le non-respect du couvre-feu.
L’armée russe, seul ascenseur social
Le but est de modifier la structure démographique, s’accordent plusieurs experts. « La mobilisation forcée et sa propagande visent aussi à créer une fidélité à l’armée russe », de nature à rendre une éventuelle «désoccupation» plus complexe, ajoute Vitaly Sekretar, directeur par intérim du bureau du procureur régional de Crimée en exil à Kiev. Cette politique va de pair avec la distribution forcée de passeports russes, obligatoires pour accéder à l’éducation, aux soins, aux retraites… Depuis le 10 septembre, les Ukrainiens qui ne l’ont pas risquent même l’expulsion, considérés comme étrangers chez eux.
Passer la publicitéCe passeport vient aussi avec l’obligation de «défendre la patrie» . Les sanctions pour ceux qui évitent le service vont de 700 à 3000 euros et jusqu’à deux ans de prison. Rien qu’en Crimée, 680 affaires pénales pour insoumission au service militaire ont été ouvertes. « Mais la condamnation ne supprime pas l’obligation de servir. Nous avons eu des cas d’hommes ayant payé l’amende qui ont quand même été enrôlés », rapporte Olha Skrypnyk.
Sur le papier, ces Ukrainiens sont allés se battre d’eux-mêmes, alors qu’en réalité ils ont été mis sous pression pour signer un contrat
Serhiy Danylov, chercheur
Au-delà des sanctions, la Russie combine propagande et pressions économiques. «Ils ciblent surtout les plus pauvres. Il n’y a pas d’emploi décent et l’armée russe est le seul ascenseur social», analyse Vladislav Fedortchouk, qui les considère comme des victimes : «Beaucoup de mobilisés n’auraient jamais pris les armes dans la société ukrainienne de 2013». «Ainsi les Russes se couvrent : sur le papier, ces Ukrainiens sont allés se battre d’eux-mêmes, alors qu’en réalité ils ont été mis sous pression pour signer un contrat», confirme le chercheur Serhiy Danylov, qui travaille sur l’occupation dans la région de Kherson.
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Issu d’un village minier pauvre, Oleg avait 13 ans au début de l’occupation. «Après l’école, à 18 ans, j’ai rejoint l’armée en espérant trouver une carrière… et voilà où ça m’a mené », raconte le jeune Ukrainien de 24 ans. Comme pour Ilia, des militaires sont venus dans sa classe pour promouvoir l’armée, dont les affiches de recrutement parsèment l’espace public. À partir de 2019, alors que le front est gelé dans une guerre de tranchées, Oleg enchaîne les contrats dans l’armée de la «République populaire de Donetsk», à l’arrière : installations de télécommunications et déminage civil. En conflit permanent avec sa hiérarchie, il tente plusieurs fois de «démissionner», puis retourne dans l’armée faute de trouver un autre travail. Fin 2021, Oleg veut rendre les épaulettes pour de bon, mais son commandant refuse. Dès les premiers jours de l’invasion, le jeune homme, qui se considère comme ukrainien, est envoyé au front pour poser des mines, puis participer à des assauts.
Capturé en janvier 2023, Oleg est échangé après un mois en captivité, puis ramené à Louhansk. Son commandant lui accorde trois jours pour voir sa famille, avant de repartir au front. Il choisit de déserter, mais « je n’ai pas été très malin », admet-il. Alors qu’il doit récupérer les clefs de sa planque en plein centre de Louhansk, des soldats de son bataillon le reconnaissent et le ramènent à la base, en échange de congés supplémentaires. Oleg est envoyé en première ligne, sans armes, dans un «bataillon disciplinaire», et capturé à nouveau en mai 2023. Son ancien chef, un officier, est envoyé avec lui car il avait refusé qu’Oleg, hospitalisé, soit mobilisé.
Double peine pour les traîtres
Même quand les hommes mobilisables tentent de fuir, quitter les territoires occupés devient de plus en plus difficile. Le FSB applique une «filtration» à la sortie de ces zones. La famille d’Olena* en a fait l’expérience. À l’été dernier, en quelques jours, tous les hommes de son bourg, dans la région de Kherson, ont reçu une convocation militaire, un fait confirmé par une autre source. L’employé municipal est venu plusieurs fois frapper à sa porte alors que son mari travaillait. Il a finalement accepté de revenir plus tard, après qu’elle l’eut supplié, car elle a un enfant handicapé.
« Il m’a dit qu’il n’y avait pas de guerre, donc il ne se battrait pas, mais puisqu’il a un passeport russe, la loi l’oblige à être inscrit pour le service militaire jusqu’à 52 ans, raconte Olena. Mais je ne le croyais pas, car au début de la guerre, des soldats de Louhansk et Donetsk étaient stationnés dans notre village et ils disaient qu’ils étaient envoyés au combat après avoir été pris au travail ou dans la rue. »
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Elle redoutait aussi que son fils de 17 ans soit mobilisé. Ce dernier se cache chez lui depuis 2022 pour éviter l’école russe, puis la conscription. La famille a décidé de s’enfuir sans délai et a réussi à rejoindre l’Ukraine libre, malgré les violences, fouilles et pressions psychologiques subies lors de la filtration à la frontière. Depuis, plusieurs hommes de son village ont été envoyés sur le front.
Si le droit international considère ces « malgré nous » comme des victimes – tant qu’ils n’ont pas commis de crimes de guerre –, le droit ukrainien les qualifie de traîtres. Quelques-uns ont obtenu un acquittement en démontrant le caractère forcé de leur mobilisation et l’absence de crimes commis. « Les procureurs doivent se montrer prudents et évaluer le caractère volontaire de la décision, vérifier les circonstances de la mobilisation, les mesures prises pour alerter les forces de l’ordre ukrainiennes... », insiste le procureur Vitaly Sekretar qui souligne cependant la difficulté à recueillir des preuves. Si, en 2022 et 2023, des dizaines de personnes contactaient nos interlocuteurs, ONG ou officiels ukrainiens, pour signaler des cas de mobilisation forcée, la communication devient de plus en plus dangereuse, les réseaux sous occupation étant surveillés ou bloqués.
Du point de vue du droit international, ces personnes sont des victimes. D’un autre côté, il reste impossible de savoir ce qu’elles ont fait là-bas
Olha Kourychko, représentante permanente du président ukrainien en Crimée
Comme Oleg, Nikolaï et Ilia, la plupart de ces «malgré nous» écopent ainsi de quinze ans de prison pour haute trahison, une fois capturés ou après s’être rendus. «Du point de vue du droit international, ces personnes sont des victimes. D’un autre côté, il reste impossible de savoir ce qu’elles ont fait là-bas», regrette Olha Kourychko, représentante permanente du président ukrainien en Crimée, impuissante depuis son exil à Kiev. «Ce peut être quelqu’un qui a commis des crimes, ou simplement de la chair à canon. Malheureusement, on ne pourra trancher qu’après la libération».
* Les prénoms ont été modifiés. Cette enquête a été réalisée avec Agnieszka Lichnerowicz et Inna Varenytsia, et avec le soutien du réseau journalistique européen N-Ost.