Au Théâtre des Champs Élysées, le triomphe de Werther

Le chef Arturo Toscanini avait coutume de dire que, pour Le Trouvère de Verdi, il suffisait d’avoir les quatre meilleurs chanteurs du monde. S’agissant de Werther, on peut diviser par deux : pour réussir le chef-d’œuvre de Massenet, il faut un couple capable d’entrer dans la légende. Mission accomplie au Théâtre des Champs-Élysées !

Notre dernier duo mythique avait été celui de Jonas Kaufmann et Sophie Koch à l’Opéra Bastille, en 2010. Voici aujourd’hui Benjamin Bernheim et Marina Viotti, qui jettent un autre regard sur cet opéra aux teintes mélancoliques vénéneuses. Avec une finesse et une élégance rares, ils quittent les rives du romantisme passionnel pour entrer dans le huis clos psychologique et familial imaginé par le metteur en scène Christof Loy. Un portrait inséparable de leurs identités vocales, plus lyriques, moins héroïques.

À la voix sombre, barytonnante, voilée de Kaufmann succèdent le timbre clair, l’émission haute, la diction évidente de Benjamin Bernheim. La mezza voce est d’un raffinement confondant, et si les élans lyriques l’amènent parfois à claironner un peu trop, c’est peut-être à mettre sur le compte de la caisse de résonance constituée par un décor très fermé (qui vaut toujours mieux que le plateau ouvert aux quatre vents du Pelléas de la Bastille…).

Une Charlotte plus proche de nous

Aux côtés de ce Werther intellectuel et égoïste, on est frappé par la dignité que Marina Viotti apporte au rôle de Charlotte, jusque dans la blessure. Elle n’est pas le contralto dramatique auquel on est habitué, mais un mezzo clair, homogène, à l’aise dans l’aigu, ce qui humanise le personnage, le rend proche de nous. Y compris par son chant intense mais sans pathos, sous le signe du naturel. Cela vaudra aux deux un tonnerre d’applaudissements.

Dans la production de Christof Loy, les autres sont plus exposés que d’ordinaire, puisque tout s’y passe dans la maison du bailli, y compris la scène finale, Albert et Sophie assistant à la mort de Werther. Sophie est omniprésente, la mise en scène insistant sur sa jalousie envers sa grande sœur : c’est même elle qui annonce le retour d’Albert ! Jean-Sébastien Bou est crédible en cocu un peu falot, Sandra Hamaoui l’est aussi en petite sœur négligée, même si son air est encore un peu scolaire. Marc Scoffoni, Rodolphe Briand, Yuri Kissin font une galerie de portraits aussi plaisante que les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine.

Les bonnes idées de la mise en scène ont pour revers une froideur et un dépouillement un peu confinés, qui ont tendance à réduire la focale. On n’en dira pas autant de la direction de Marc Leroy-Calatayud, chez qui l’on sent à tout moment amour et connaissance de cette musique si riche et personnelle. Il tire des instruments d’époque de l’orchestre Les Siècles des couleurs très justes, aussi bien dans leur franchise un peu crue que dans les subtils mélanges de timbres imaginés par ce coloriste de l’orchestre qu’était Massenet. On n’oubliera pas le saxophone entêtant de Sylvain Malézieux !

Théâtre des Champs-Élysées, jusqu’au 6 avril, diffusion sur France Musique le 10 mai.