Dans le Donbass, la défense ukrainienne souffre face au rouleau compresseur russe

"C’est l’une des offensives russes les plus importantes depuis le début de l’invasion à grande échelle" de l’Ukraine. Oleksandr Syrsky, commandant en chef des forces armées ukrainiennes, n’a pas caché ses inquiétudes face à l’avancée de l’armée russe dans un communiqué publié samedi 2 novembre sur Telegram.

"La situation est très tendue" tout le long de la ligne de front dans le Donbass, a ajouté Oleksandr Syrsky. Les efforts décuplés de Moscou pour gagner du terrain en Ukraine depuis la fin du printemps semblent, en effet, porter leurs fruits. L’armée russe a avancé de 478 km² en territoire ukrainien en octobre, d’après une analyse faite par l’AFP des données géolocalisées publiées par l’Institute for the Study of War, un think tank américain produisant des notes quotidiennes sur le conflit russo-ukrainien. Les troupes russes n’avaient pas connu une telle avancée depuis les premières semaines de l’offensive russe en Ukraine au printemps 2022.

Kiev manque d'hommes et d'armes

"C’est le résultat d’une pression constante depuis environ fin mai, et d’une guerre d’attrition qui fait que les ressources des deux armées diminuent rapidement. Sauf que ce sont les Ukrainiens qui se retrouvent à court en premier, tout particulièrement pour ce qui est de l’armement lourd (véhicules blindés) et de l’infanterie", affirme Gustav Gressel, analyste des questions militaires pour l’Académie nationale de défense autrichienne.

Autrement dit, l’armée ukrainienne s’est peu à peu retrouvée à court de matériel et d’hommes pour colmater les brèches constantes que les forces russes faisaient depuis plusieurs mois dans leur mur défensif. "Il faut bien se rendre compte que la Russie n’a pas significativement augmenté son contingent d’hommes affectés sur le front du Donbass, et si les Russes arrivent à plus facilement gagner du terrain depuis un mois environ, c’est essentiellement à cause d’un effondrement du dispositif défensif ukrainien", assure Huseyn Aliyev, chercheur à l'université de Glasgow spécialisé dans la guerre en Ukraine.

Pour lui, outre le manque d’équipement, les difficultés défensives ukrainiennes s’expliquent aussi par "des problèmes organisationnels". Les brigades qui défendaient depuis près de deux ans le front dans le Donbass ont peiné à recevoir des renforts et "au lieu d’affecter les nouvelles recrues à ces formations, l’état-major ukrainiens a souvent opté pour la création de nouvelles unités", souligne Huseyn Aliyev. Résultat : les brigades les plus aguerries, épuisées et à court d’effectifs, ont toujours plus de mal à contrer l’avancée russe, tandis que les nouvelles formations déployées sur le front sont "beaucoup moins entraînées et expérimentées et offrent une résistance moins efficace", note cet expert.

Ce manque de défenseurs vétérans sur la ligne de front dans le Donbass "prouve aussi que le pari ukrainien d’une offensive en territoire russe dans la région de Koursk a échoué", note Frank Ledwidge, spécialiste des questions militaires dans la sphère soviétique à l'université de Portsmouth. L’Ukraine avait pris le Kremlin par surprise en envoyant plusieurs de ces unités d’élite conquérir du terrain sur le sol russe dans la région frontalière de Koursk en août.

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L’un des objectifs avoués de cette opération était de pousser la Russie à redéployer une partie de ses troupes vers ce secteur afin de repousser les forces ukrainiennes "d’invasion". Mais "contrairement aux espoirs ukrainiens, Moscou a décidé de ne pas réaffecter ses soldats en nombre pour défendre Koursk", constate Patrick René Haasler, spécialiste des pays de la zone d’influence de l’ex-URSS à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona, un collectif international d’experts des questions de sécurité internationale. "On peut légitimement se demander si l’avancée russe dans le Donbass n’aurait pas pu être davantage ralentie si les brigades envoyées à Koursk avaient participé à la défense de la ligne de front", s’interroge Huseyn Aliyev.

Franchir la ligne de défense de 2014

Cette avancée est d’autant plus inquiétante pour l’Ukraine que l’armée russe s’approche de plus en plus de Pokrovsk, à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de la ville occupée de Donetsk. "Depuis deux ou trois mois, ce nœud logistique semble être l’un des objectifs principaux de cette offensive russe", constate Frank Ledwidge.

Les Russes ont ainsi annoncé dimanche 3 novembre avoir pris possession d’un village à une dizaine de kilomètres de Pokrovsk.  

La chute de Pokrovsk compliquerait singulièrement la tâche défensive ukrainienne dans la région de Donetsk. La ville est à un "carrefour à la fois de routes et de chemins de fer" pour se rendre à Zaporijjia à l’ouest, Dniepr un peu plus au nord ou encore Kramatorsk à l’est, explique Frank Ledwidge. "C’est le dernier bastion défensif important avant le fleuve Dniepr", précise Patrick René Haasler.

La ville a aussi une importance symbolique : "Elle a été pensée comme l’une des forteresses sur la ligne défensive établie en 2014 par l’Ukraine dans l’oblast de Donetsk", souligne Gustav Gressel. Une fois cet obstacle franchi, les fortifications sont bien moins perfectionnées dans cette région.

Les "bombes planantes" et drones, atouts pour Moscou

La pression sur Pokrovsk et l’avancée russe depuis plus d’un mois donnent l’impression que le conflit "glisse inexorablement de la guerre de tranchées et de positions vers une guerre de mouvement", constate Huseyn Aliyev. "L’Ukraine peut perdre de un à deux villages par jour actuellement alors qu’auparavant, c’était plutôt de l’ordre d’un village perdu par mois", souligne l'expert.

Si la bataille de Pokrovsk tourne à l’avantage russe, "il sera beaucoup plus facile d’occuper l’ensemble de l’oblast de Donetsk, et de lancer à partir de là des offensives plus larges vers Zaporijjia et le nord", estime Gustav Gressel.

Pour faciliter leur avancée, les Russes utilisent aussi massivement "les 'bombes planantes', très efficaces pour détruire les fortifications, et certains modèles de drones contre les véhicules blindés", résume Patrick René Haasler. "Les 'bombes planantes' sont notamment beaucoup plus difficiles à contrer que les obus d’artillerie pour les Ukrainiens", précise Gustav Gressel.

Mais si les conditions d’une guerre de mouvement à l’avantage de la Russie semblent réunies, "l’armée russe n’a ni les hommes ni l’équipement pour la mener à grande échelle", estime Frank Ledwidge. Il faut, en effet, des troupes parfaitement entraînées pour "avoir la coordination nécessaire entre les différents types d’unités – génie, infanterie, blindés – nécessaire à ce type de guerre", affirme-t-il.

Pour lui, la Russie peut se contenter d’utiliser la force brute et l'usure dans l’espoir de voir les dominos défensifs tomber les uns après les autres.

L’Ukraine peut-elle compter sur l’hiver pour lui venir en aide ? Pas forcément, car "il y a suffisamment de routes et d'infrastructures adaptées à l’hiver pour ne pas trop ralentir les Russes", estime Gustav Gressel.