Guerre en Ukraine : ce nouveau rapport édifiant sur le programme russe d’adoption forcée d’enfants ukrainiens
Un rapport de la Yale School of Public Health Humanitarian Research Lab (Yale HRL) publié ce mardi 3 décembre détaille les rouages législatifs et logistiques du programme «systématique et intentionnel» d’adoption forcée et de placement en foyers d’enfants ukrainiens mené par la Russie depuis son invasion de l’Ukraine en février 2022 et dresse un tableau détaillé sur leur profil. «Ce programme a été lancé par Vladimir Poutine et ses subordonnés dans le but de “russifier” ces enfants», notent les chercheurs.
Il s’agit de la troisième enquête consacrée à ce sujet par l’Obsevatoire des conflits du Yale HRL, une entité qui étudie la déportation, la rééducation, l’adoption forcée et le placement en famille d’accueil d’enfants ukrainiens par la Russie depuis le début de la guerre qui oppose les deux pays. Cette étude de 86 pages, «l’évaluation la plus complète à ce jour», a identifié 314 enfants âgés de 2 à 17 ans au moment de leur transfert vers 21 régions russes.
Parmi eux, 148 étaient répertoriés dans les bases de données russes de placement d’enfants - 42 d’entre eux avaient déjà été placés en vue d’une adoption ou d’une tutelle. Les 166 autres étaient d’ores et déjà placés chez des citoyens russes. De même, «au moins» 67 enfants ont été naturalisés en Russie. «Mais nous pouvons raisonnablement penser que ce nombre est nettement plus élevé», expliquent les chercheurs. Dans un communiqué de presse, ces derniers affirment d’ailleurs que ce programme russe «révèle un niveau de criminalité plus élevé que ce [qu’ils pensaient]».
Les enfants identifiés dans cette étude viennent tous des oblasts de Donetsk et Louhansk. «Toutefois, le programme s’étend probablement à d’autres régions occupées de l’Ukraine», soulignent les chercheurs. De même, notent-ils, «la Russie s’est livrée à des actes de tromperie pour dissimuler toute l’étendue de ce programme (...) Les enfants enlevés à l’Ukraine sont fondamentalement présentés dans les bases de données russes comme s’ils venaient de Russie».
«Effacer l’identité culturelle et nationale des enfants ukrainiens»
Les «mouvements coercitifs d’enfants d’Ukraine vers la Russie» n’ont pas commencé avec le début de «l’opération spéciale» de Vladimir Poutine en Ukraine, note le Yale HRL. «La Russie, affirme l’étude, a commencé à transporter systématiquement des enfants de deux écoles de l’oblast occupé de Donetsk vers la Russie dès le 18 février 2022, six jours avant que les troupes russes ne pénètrent pour la première fois en Ukraine via la Biélorussie.»
Pour «effacer l’identité culturelle et nationale des enfants ukrainiens», le maître du Kremlin et Maria Lvova-Belova, sa «commissaire aux enfants», se sont appuyés sur une galaxie de hauts responsables dévoués. Parmi eux : le ministre de l’Éducation Sergei Kravtsov, Anna Kuznetsova, la haute responsable du parti au pouvoir Russie unie, ainsi que les chefs des administrations régionales des provinces ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk.
Pour mener à bien ce programme, le président russe a de même «dirigé la suppression des obstacles juridiques et qui empêchaient l’adoption d’enfants ukrainiens», «ordonné l’utilisation de fonds fédéraux pour financer les organisations qui inscrivent des enfants ukrainiens à des fins d’adoption» et «supervisé les forces armées et sa propre administration, directement responsables de la déportation des enfants».
Côté législatif, le gouvernement fédéral russe a par exemple «introduit une nouvelle législation relative à la citoyenneté» facilitant le placement d’enfants ukrainiens auprès de citoyens russes. De même, «une série de modifications de la loi fédérale entre mai 2022 et mars 2023 a également accordé aux autorités pro-russes de l’Ukraine occupée des pouvoirs extraordinaires de procuration au nom des enfants ukrainiens». Parmi elles, la possibilité de demander la citoyenneté russe et de renoncer à la citoyenneté ukrainienne au nom des mineurs.
L’ombre de Wagner
Pour transférer ces enfants, Vladimir Poutine a eu recours aux forces aérospatiales russes, affirme le Yale HRL. Plus précisément, l’unité militaire spécifique qui a effectué «certains des vols» entre mai et octobre 2022 a des liaisons antérieures avec la compagnie paramilitaire privée russe Wagner.
L’enquête détaille enfin la façon dont ces enfants ont «été détenus» jusqu’à six mois dans des lieux de transit en Russie. Ces jeunes ukrainiens ont par exemple subi «des examens médicaux et psychologiques» et ont été «soumis à une rééducation pro-russe». Dans le détail, cela consiste en la «promotion de messages ou d’idées culturels, historiques, sociétaux et patriotiques qui servent l’intérêt politique de l’État». «Les enfants intégrés au système éducatif russe sont constamment exposés à des récits critiquant le droit de l’Ukraine à l’indépendance et justifiant les actions de la Russie en Ukraine, ainsi que les programmes et événements glorifiant la Russie», ajoutent les chercheurs.
Les enfants, concluent-ils, ont par exemple «assisté à des événements célébrant l’annexion illégale de la Crimée par la Russie et à des conférences établissant l’annexion de la Crimée comme “[leur] héritage commun et facteur le plus important de stabilité dans la région et le pays”».
Cette enquête pourrait renforcer le dossier contre le président russe et Maria Lvova-Belova, visés par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) pour le crime de guerre de «déportation illégale» d’enfants. Selon les chercheurs, le traitement infligé à ces jeunes ukrainiens pourrait constituer un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, et pourrait même justifier une affaire de génocide en vertu du Statut de Rome de la CPI. Ce mercredi, des responsables ukrainiens et des membres du Yale HRL témoigneront lors d’une réunion spéciale du Conseil de sécurité des Nations Unies pour expliquer leurs conclusions.