La prison change les hommes. Elle change aussi les cinéastes. Deux fois, elle a transformé Jafar Panahi. La première incarcération du cinéaste iranien remonte à 2010. Pour avoir soutenu le mouvement de protestation contre la réélection de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique, Panahi est détenu deux mois et condamné à vingt ans d’interdiction de réaliser ou d’écrire des films, de voyager ou même de s’exprimer dans les médias. Vivant sous un régime de liberté conditionnelle, le réalisateur continue à tourner clandestinement des films dans lesquels il met en scène sa condition. Ceci n’est pas un film, Taxi Téhéran (ours d’or à Berlin), Trois visages ou Aucun ours forment le journal intime et politique d’un réalisateur dissident.
En cela, Un simple accident marque une rupture. Pas de mise en abyme ni de métaphore mais un film en colère. Frontal, brutal, littéral. Tourné sans autorisation avec une troupe d’acteurs dont certains ne sont pas professionnels, Un simple accident est né du second emprisonnement de Panahi. Interpellé en juillet 2022 alors qu’il manifeste contre l’arrestation des cinéastes Mohammad Rasoulof et Mostafa Al-Ahmad, il rejoint ses collègues dans la prison d’Evin. Libéré au bout de sept mois, après une grève de la faim, il n’oublie pas les prisonniers qu’il a côtoyés, citoyens ordinaires brisés par un pouvoir répressif.
Passer la publicitéUn simple accident les met en scène à travers un groupe d’hommes et de femmes qui ont en commun d’avoir subi les sévices infligés par Eghbal, dit « La Guibole ». Le premier à le reconnaître est Vahid, mécanicien à Téhéran. Il n’a jamais vu son visage - en cellule, il avait les yeux bandés. Il ne sait rien de lui sinon qu’il a combattu en Syrie pour Daech et qu’il y a perdu une jambe. Mais il reconnaîtrait sa voix entre mille et ne peut oublier le couinement sinistre de la prothèse qui fait remonter à sa mémoire les séances de torture des années après. « La Guibole » a l’allure d’un brave père de famille. On le découvre au volant de sa voiture, sa femme enceinte et sa petite-fille à ses côtés, quand il écrase un chien et s’arrête devant le garage de Vahid. Un simple hasard.
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« Tu m’as tué cent fois, je suis un mort-vivant »
Vahid le suit, le kidnappe et le transporte dans son van pour l’enterrer vivant dans le désert. L’homme nie être « La Guibole » et clame son innocence. Vahid doute. Il part à la recherche d’autres victimes susceptibles de reconnaître le geôlier. Il embarque Shiva, une photographe, le couple de mariés qui pose pour elle et Hamid, un ex-compagnon de cellule. Au fil des discussions, on apprend les raisons de la mise sous écrou des uns et des autres.
Vahid a protesté avec les ouvriers de son usine, qui n’étaient plus payés depuis huit mois. Shiva a manifesté en brandissant son voile au bout d’un bâton. Ils ont tous été accusés de propagande contre le régime. Les victimes de « La Guibole » ne mâchent pas leurs mots contre cette « espèce de merde ». Mais ils retiennent leur geste vengeur, entre ceux qui hésitent encore sur l’identité de l’unijambiste et ceux qui refusent de répondre à la violence par la violence. Seul Hamid est prêt à lui faire la peau sans autre forme de procès.
Le même Hamid remarque que l’arbre sans feuilles près du trou creusé par Vahid évoque le décor d’En attendant Godot . « Pas la peine d’attendre un miracle », ironise-t-il. L’absurde, en revanche, s’invite quand sonne le téléphone portable du séquestré. Sa fille appelle à l’aide pour conduire sa mère à la maternité. Le van se transforme en ambulance. Vahid doit payer les frais d’hôpital. La haine du mécanicien n’en est pas moins intacte. C’est lui qui attache le prisonnier à un arbre le temps d’un plan-séquence éprouvant, sans échappatoire. « Tu m’as tué cent fois, je suis un mort-vivant », hurle Vahid. Il est bousillé physiquement. Et surtout psychologiquement. La peur l’accompagne partout. La marque d’un régime de terreur que Panahi regarde sans trembler, entre rage et désespoir.
La note du Figaro : 3,5 / 4